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limité dans l’espace, mais cette expression infidèle de son immensité et de son éternité, Dieu ne se serait pas décidé à la produire, n’y voyant pas un motif d’action digne de lui, s’il n’eût trouvé le secret d’imprimer à son ouvrage un caractère divin. Quel est ce secret ? L’incarnation de Jésus-Christ. — Quoi ! s’écrient les théologiens, Dieu n’a créé le monde qu’en vue de l’incarnation ! Le péché était donc nécessaire, et si le péché n’eût pas été commis, l’incarnation se serait donc accomplie sans motif ! Un Dieu se serait fait homme sans que sa miséricorde souveraine l’y eût déterminé ! L’incarnation, la passion, la consommation du drame divin, tout aurait eu lieu ainsi qu’il est écrit, et tout aurait eu lieu inutilement ! — Ni les objections des théologiens, ni les réclamations des philosophes n’arrêtent l’ardeur de Malebranche. Son candide enthousiasme le soutient dans les régions du vertige. Il défigurera le dogme de la rédemption, il détruira l’idée même du miracle en voulant donner à l’Évangile un rôle métaphysique, il supprimera le surnaturel en le ramenant aux lois générales de la nature. Que lui importe ? Au milieu de ces témérités, il sent un ravissement divin, et jamais sur des questions plus hautes la pensée ne fut plus libre. Âme sainte, âme heureuse, qui a cru trouver dans la venue de Jésus-Christ une raison toute nouvelle d’adorer ce grand mystère, n’y voyant pas seulement le rachat du péché d’Adam, mais la cause première de la création du monde et le principe éternel de la sanctification de l’homme ! Du haut des sphères où il plane, il n’entend guère les objections d’Arnauld, il n’entend pas les invectives de Bossuet, il ignore que l’évêque de Meaux, écrivant au père Lamy, n’hésite pas à traiter son système de galimatias ; mais nous, si éblouis que nous soyons de ces saintes hardiesses, et malgré les attraits de cette langue uniformément mélodieuse qui ressemble aux plaines tranquilles de l’éther, il faut bien que nous prêtions l’oreille à la critique de nos jours lorsqu’elle résume tous ses reproches dans ces décisives paroles : « Il me semble que votre dernier mot, ô mystique génie, c’est que la nature n’est qu’un vaste théâtre pour les mouvemens de Dieu, comme les hommes ne sont que des cordes impuissantes d’un instrument aux mille touches dont Dieu se sert pour sa gloire ; l’univers s’efface, l’âme humaine se dissipe et s’évanouit, il n’y a plus que Dieu. »

Si la critique spiritualiste du XIXe siècle est obligée de condamner avec cette résolution les erreurs de Descartes et les témérités de Malebranche, quelle sera son attitude en face du panthéisme de Spinoza ? C’est là qu’il faut frapper les grands coups. On ne jugeait pas nécessaire, il y a deux siècles, de mener vigoureusement cette réfutation : le danger n’était pas de ce côté. Les philosophes qui