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brisés dans les crevasses de l’horizon. Le silence sur la roche était profond. Louise ne donnait plus signe de vie, Kasper et Frantz conservaient leur immobilité dans les broussailles comme des pierres. Catherine Lefèvre, accroupie à terre, ses genoux pointus entre ses bras décharnés, les traits rigides et durs, les cheveux pendans sur ses joues verdâtres, l’œil hagard et le menton serré comme un étau, ressemblait à quelque vieille sibylle assise au milieu des bruyères. Elle ne parlait plus. Ce soir-là, Hullin, Jérôme, le vieux Materne et le docteur Lorquin s’étaient réunis autour de la vieille fermière pour mourir ensemble. Ils étaient tous silencieux, et les derniers rayons du crépuscule éclairaient leur groupe noir. À droite, derrière une saillie du roc, brillaient dans l’abîme quelques feux des Autrichiens, et comme ils étaient là, tout à coup la vieille, sortant de son immense rêverie, murmura d’abord quelques mots inintelligibles. — Divès arrive, dit-elle, je le vois… Il sort de la poterne, à droite de l’arsenal… Gaspard le suit et… — Alors elle compta à voix basse. — Deux cent cinquante hommes, fit-elle, des gardes nationaux et des soldats… Ils traversent le fossé… Ils montent derrière la demi-lune… Gaspard parle avec Marc… Que lui dit-il ? — Elle parut écouter : « Dépêchons-nous ! » Oui, dépêchez-vous,… le temps presse… Les voilà sur les glacis !

Il y eut un long silence ; puis tout à coup la vieille, se dressant de toute sa hauteur, les bras écartés, les cheveux hérissés, la bouche toute grande ouverte, hurla d’une voix terrible : — Courage ! tuez ! tuez ! ah ! ah ! — Et elle retomba lourdement. Ce cri épouvantable avait éveillé tout le monde ; il eût éveillé des morts. Tous ces malheureux semblaient renaître. Quelque chose était dans l’air. Était-ce l’espérance, la vie, l’âme ? Je ne sais ; mais tous arrivaient à quatre pattes, comme des fauves, retenant leur souffle pour entendre. Louise elle-même se remuait doucement et levait la tête. Frantz et Kasper se traînaient sur les genoux, et, chose bizarre, Hullin, portant les yeux dans les ténèbres du côté de Phalsbourg, croyait voir un pétillement de fusillade annonçant une sortie.

Catherine avait repris sa première attitude ; mais ses joues, tout à l’heure inertes comme un masque de plâtre, frémissaient sourdement ; son œil se recouvrait du voile de la rêverie. Tous les autres prêtaient l’oreille : on eût dit que leur existence était suspendue à ses lèvres. Il s’était passé près d’un quart d’heure quand la vieille reprit lentement : — Ils ont traversé les lignes ennemies… Ils courent à Lutzelbourg… Je les vois… Gaspard et Divès sont en avant avec Desmarets, Ulrich, Weber et nos amis de la ville… Ils arrivent !…

Elle se tut de nouveau ; longtemps encore on écouta, mais la vision était passée. Alors tout rentra dans le silence, et les malheureux, un instant ranimés par l’espoir d’une délivrance prochaine, ne