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Ne faut-il pas que les temps s’accomplissent, que tout meure pour renaître ? Nous sommes déjà morts, et nous sommes revenus ; nous mourrons encore, et nous reviendrons. Et les montagnes, avec leurs forêts, leurs rochers et leurs ruines, sont toujours là pour nous dire : Souviens-toi, souviens-toi ! Tu m’as vu, regarde encore, et tu me reverras dans les siècles des siècles !

Ainsi rêvait la vieille, et l’avenir ne lui faisait plus peur : les pensées pour elle n’étaient que des souvenirs. Et comme elle était là depuis quelques instans, tout à coup un bourdonnement de voix vint frapper ses oreilles ; elle se retourna et vit Hullin avec les trois contrebandiers, qui causaient gravement entre eux de l’autre côté du plateau. Ils ne l’avaient pas aperçue et semblaient engagés dans une discussion sérieuse en contemplant différens points que désignait Hullin dans la montagne. Catherine s’était rapprochée ; bientôt elle entendit : — Alors vous ne croyez pas qu’il soit possible de descendre d’aucun côté ?

— Non, Jean-Claude, il n’y a pas moyen, répondit Brenner ; ces brigands-là connaissent le pays à fond : tous les sentiers sont gardés. Tiens, regarde le paquis des Chevreuils le long de cette mare ; jamais les gardes n’ont eu l’idée de l’observer seulement : eh bien ! eux, ils le défendent. Et là-bas, le passage du Rothstein, un vrai chemin de chèvres, où l’on ne passe pas une fois en dix ans, tu vois briller une baïonnette derrière la roche, n’est-ce pas ? Et cet autre, ici, où j’ai filé huit ans avec mes sacs, sans rencontrer un gendarme, ils le tiennent aussi… Il faut que le diable leur ait montré tous les défilés.

— Oui, s’écria le grand Toubac, et si ce n’est pas le diable qui s’en mêle, c’est au moins Yégof !

— Mais, reprit Hullin, il me semble que trois ou quatre hommes solides, décidés, pourraient enlever un de ces postes.

— Non, ils s’appuient l’un sur l’autre : au premier coup de fusil, on aurait un régiment sur le dos, répondit Brenner. D’ailleurs, supposons qu’on ait la chance de passer, comment revenir avec des vivres ? Moi, voilà mon avis : c’est impossible !

Hullin se retourna en ce moment et vit la mère Lefèvre, qui se tenait à quelques pas, l’oreille attentive. — Tiens ! vous étiez là, Catherine, dit-il ; nos affaires prennent une vilaine tournure.

— Oui, j’entends : il n’y a pas moyen de renouveler nos provisions.

— Nos provisions ? dit Brenner avec un sourire étrange ; savez-vous, mère Lefèvre, pour combien de temps nous en avons ?

— Mais pour une quinzaine, répondit la brave femme.

— Nous en avons pour huit jours, fit le contrebandier en vidant les cendres de sa pipe sur son ongle.