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trois ans. Il a fait comme toi les campagnes d’Italie et d’Égypte. Eh bien ! je lui exposerai la chose. Je verrai Gaspard Lefèvre… Je ferai tant qu’on nous donnera peut-être une compagnie. Rien que l’uniforme, vois-tu, Jean-Claude, et nous sommes sauvés : tout ce qui reste de braves gens se réunit à Piorette, et dans tous les cas on peut nous délivrer. Enfin voilà mon idée : qu’en penses-tu ? — Il regardait Hullin, dont l’œil fixe et sombre l’inquiétait. — Voyons, est-ce que ce n’est pas une chance ?

— C’est une idée, dit enfin Jean-Claude. Je ne m’y oppose pas.

Et regardant le contrebandier à son tour dans le blanc des yeux : — Tu me jures de faire ton possible pour entrer dans la place ?

— Je ne jure rien du tout, répondit Marc, dont les joues brunes se couvrirent d’une rougeur subite ; je laisse ici tout ce que j’ai : mon bien, ma femme, mes camarades, Catherine Lefèvre et toi, mon plus vieil ami !… Si je ne reviens pas, je serai un traître ;… mais si je reviens, Jean-Claude, tu m’expliqueras un peu ce que tu viens de me demander : nous éclaircirons ce petit compte entre nous !

— Marc, dit Hullin, pardonne-moi ; ces jours-ci j’ai trop souffert ! J’ai eu tort ;… le malheur rend défiant… Donne-moi la main… Va, sauve-nous, sauve Catherine, sauve mon enfant. Je te le dis maintenant, nous n’avons plus de ressource qu’en toi.

La voix de Hullin tremblait. Divès se laissa fléchir ; seulement il ajouta : — C’est égal, Jean-Claude, tu n’aurais pas dû me dire cela dans un pareil moment ; n’en parlons plus jamais !… Je laisserai ma peau en route, ou bien je reviendrai vous délivrer. Ce soir, à la nuit, je partirai. Les Autrichiens cernent déjà la montagne. N’importe, j’ai un bon cheval, et puis j’ai toujours eu de la chance.

À six heures, les dernières cimes étaient descendues dans les ténèbres. Des centaines de feux, scintillant au fond des gorges, annonçaient que les Autrichiens préparaient leur repas. Marc Divès descendit la brèche en tâtonnant. Hullin écouta quelques secondes encore les pas de son camarade, puis il se dirigea tout soucieux vers la vieille tour, où l’on avait établi le quartier-général. Il souleva la grosse couverture de laine qui fermait le nid de hiboux, et vit Catherine, Louise et les autres accroupis autour d’un petit feu qui éclairait les murailles grises. La vieille fermière, assise sur un bloc de chêne, les mains nouées autour des genoux, regardait la flamme d’un œil fixe, les lèvres serrées, le teint verdâtre. Louise, adossée au mur, semblait rêveuse. Jérôme, debout derrière Catherine, les mains croisées sur son bâton, touchait de son gros bonnet de loutre le toit vermoulu. Tous étaient tristes et découragés. Hexe-Baizel, qui soulevait le couvercle d’une marmite, et le docteur Lorquin, qui grattait le crépi du vieux mur avec la pointe de son sabre, conservaient seuls leur physionomie habituelle.