Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/656

Cette page a été validée par deux contributeurs.

même énergie et du même esprit de vengeance ; seulement les derniers, harassés de fatigue, s’asseyaient à droite, à gauche, sur les fagots, sur la pierre de l’évier, sur la dalle basse de l’âtre, la tête entre les mains, les coudes aux genoux. Les autres regardaient en tout sens, et, ne pouvant se convaincre de la disparition de Hans, de Joson, de Daniel, échangeaient des questions que suivaient de longs silences. Les deux fils de Materne se tenaient par le bras, comme s’ils avaient peur de se perdre, et leur père, derrière eux, appuyé contre le mur, le coude sur sa carabine, les regardait d’un œil satisfait. — Ils sont là, je les vois ! semblait-il se dire ; ce sont de fameux gaillards ! Ils ont sauvé leur peau tous les deux ! — Et le brave homme toussait dans sa main. Quelqu’un venait-il lui parler de Pierre, de Jacques, de Nicolas, de son fils ou de son frère, il répondait au hasard : — Oui, oui, il y en a beaucoup, là-bas, sur le dos… Que voulez-vous ? c’est la guerre… Votre Nicolas a fait son devoir,… il faut se consoler. — En attendant il pensait : « Les miens sont hors de la nasse, voilà le principal ! »

Catherine dressait la table avec Louise. Bientôt Duchêne, remontant de la cave une tonne de vin sur l’épaule, la déposa sur le buffet ; il en fit sauter la bonde, et chaque partisan vint présenter son verre, son pot ou sa cruche à la gerbe pourpre qui miroitait aux reflets du foyer. — Mangez et buvez ! leur criait la vieille fermière ; tout n’est pas fini : vous aurez encore besoin de forces. Hé ! Frantz, décroche-moi donc ces jambons ! Voici le pain, les couteaux. Asseyez-vous, mes enfans. — Frantz, avec sa baïonnette, embrochait les jambons dans la cheminée. On avançait les bancs, on s’asseyait, et, malgré le chagrin, on mangeait de ce vigoureux appétit que ni les douleurs présentes, ni les préoccupations de l’avenir ne peuvent faire oublier aux montagnards. Tout cela n’empêchait pas une tristesse poignante de serrer la gorge de ces braves gens, et tantôt l’un, tantôt l’autre, s’arrêtant tout à coup, laissait tomber sa fourchette et s’en allait de table, disant : — J’en ai assez !

Pendant que les partisans réparaient ainsi leurs forces, les chefs s’étaient réunis dans la salle voisine pour prendre les dernières résolutions de la défense. Ils étaient assis autour de la table, éclairée par une lampe de fer-blanc, le docteur Lorquin, son grand chien Pluton le nez en l’air près de lui, Jérôme dans l’angle d’une fenêtre à droite, Hullin à gauche, tout pâle. Marc Divès, le coude sur la table, la joue dans la main, tournait ses larges épaules à la porte ; il ne montrait que son profil brun et l’un des coins de sa longue moustache. Materne seul restait debout, selon son habitude, contre le mur, derrière la chaise de Lorquin, la carabine au pied. Dans la cuisine bourdonnait le tumulte.

Lorsque Catherine, mandée par Jean-Claude, entra, elle entendit