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Chacun se prit à songer aux parens, aux amis qu’on ne reverrait peut-être jamais, et tous ceux de la cuisine et de la grange se précipitèrent à la fois sur le plateau. Dans le même instant, Robin et Dubourg, placés au haut du Bois-de-Chênes, crièrent : — Qui vive !

— France ! répondit une voix, et, malgré la distance, Louise, croyant reconnaître la voix de son père, fut saisie d’une émotion telle que Catherine dut la soutenir. Presque aussitôt un grand nombre de pas retentirent sur la neige durcie, et Louise, n’y pouvant plus tenir, cria d’une voix frémissante : — Papa Jean-Claude !

— J’arrive, répondit Hullin, j’arrive !

— Mon père ? s’écria Frantz Materne en arrêtant Hullin sur le seuil de la ferme.

— Il est avec nous, Frantz.

— Et Kasper ?

— Il a reçu un petit atout, mais ce n’est rien, tu vas les voir tous les deux.

Catherine se jetait au même instant dans les bras de Jean-Claude. — Oh ! Jean-Claude, quel bonheur de vous revoir !

— Oui, fit le brave homme d’une voix sourde, il y en a beaucoup qui ne verront plus les leurs !

— Frantz ? criait alors le vieux Materne, hé ! par ici !

Et de tous côtés, dans l’ombre, on ne voyait que des gens se chercher, se serrer la main et s’embrasser, D’autres appelaient : — Niclau ! Saphéri ! — Mais plus d’un ne répondait pas. Alors les voix devenaient rauques, comme étranglées, et finissaient par se taire. La joie des uns et la consternation des autres donnaient une sorte d’épouvante. Louise était dans les bras de Hullin et pleurait à chaudes larmes. — Ah ! Jean-Claude ! disait la mère Lefèvre, vous en apprendrez sur cette enfant-là. Maintenant je ne vous dirai rien, mais nous avons été attaqués.

— Oui,… nous causerons de cela plus tard… Le temps presse, dit Hullin ; la route du Donon est perdue, les Autrichiens peuvent être ici au petit jour, et nous avons encore bien des choses à faire.

Il tourna le coin et entra dans la ferme ; tout le monde le suivit. Duchêne venait de jeter un fagot sur le feu. Toutes ces figures noires de poudre, encore animées par le combat, les habits déchirés de coups de baïonnette, quelques-unes sanglantes, s’avançant des ténèbres en pleine lumière, offraient un spectacle étrange. Kasper, le front bandé de son mouchoir, avait reçu un coup de sabre ; sa baïonnette, ses buffleteries et ses hautes guêtres de toile bleue étaient tachées de sang. Le vieux Materne, lui, grâce à sa présence d’esprit imperturbable, revenait sain et sauf de la bagarre. Les débris des deux troupes de Jérôme et de Hullin se trouvaient ainsi réunis. C’étaient les mêmes physionomies sauvages, animées de la