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instant on voyait un traîneau partir en silence avec son malade enterré dans de la paille ; tantôt une femme, tantôt un homme conduisait le cheval par la bride. Catherine, assise près de la table, pliait des bandages d’un air préoccupé. — Qu’avez-vous donc, Catherine ? demanda Hullin. Depuis ce matin je vous vois toute soucieuse… Pourtant nos affaires marchent bien.

La vieille fermière alors, d’un geste lent repoussant le linge, répondit : — C’est vrai, Jean-Claude, je suis inquiète.

— Inquiète, et de quoi ? L’ennemi est en pleine retraite… Encore tout à l’heure Frantz Materne, que j’avais envoyé en reconnaissance, et tous les piétons de Piorette, de Jérôme, de Labarbe, sont venus me dire que les Autrichiens retournent à Mutzig. Le vieux Materne et Kasper, après avoir relevé les morts, ont appris à Grandfontaine qu’on ne voit rien du côté de Saint-Blaize-la-Roche. Tout cela prouve que nos dragons d’Espagne ont solidement reçu l’ennemi sur la route de Senones, et qu’il craint d’être tourné par Schirmeck. Je ne vois donc pas, Catherine, ce qui vous tourmente.

— Vous allez encore rire de moi, dit-elle ; j’ai fait un rêve.

— Un rêve ?

— Oui, le même qu’à la ferme du Bois-de-Chênes, — Puis s’animant, et d’une voix presque irritée : — Vous direz ce que vous voudrez, Jean-Claude ; mais un grand danger nous menace… Oui, oui, tout cela pour vous n’a pas l’ombre de bon sens. D’ailleurs ce n’était pas un rêve, c’était comme une vieille histoire qui vous revient, une chose qu’on revoit dans le sommeil et qu’on reconnaît ! Tenez, nous étions comme aujourd’hui, après une grande victoire, quelque part, je ne sais où, dans une sorte de grande baraque en bois traversée de grosses poutres, avec des palissades autour. Nous ne pensions à rien ; toutes les figures que je voyais, je les connaissais ; c’était vous, Marc Divès, le vieux Duchêne et beaucoup d’autres, des anciens déjà morts, mon père et le vieux Hugues Rochart, du Harberg, l’oncle de celui qui vient de mourir, tous en sarrau de grosse toile grise, la barbe longue, le cou nu. Nous avions remporté la même victoire et nous buvions dans de grands pots de terre rouge, quand voilà qu’un grand cri s’élève : — L’ennemi revient ! — Et Yégof, à cheval, avec sa longue barbe, sa couronne garnie de pointes, une hache à la main, les yeux luisans comme un loup, paraît devant moi dans la nuit. Je cours sur lui avec un pieu, il m’attend,… et depuis ce moment je ne vois plus rien que la nuit !… Seulement je sens une grande douleur au cou, un vent froid me passe sur la figure, il me semble que ma tête ballotte au bout d’une corde : c’est ce gueux de Yégof qui avait pendu ma tête à sa selle et qui galopait ! dit la vieille femme d’un tel accent de conviction que Hullin en frémit.