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chaude se trouve une autre source froide comme la glace et limpide comme le cristal. La petite Kateline, qui buvait à cette source, n’avait pas quatre pieds de haut ; elle était grasse, bouffie, et sa figure étonnée, ses yeux ronds, son goître énorme, lui donnaient la physionomie singulière d’une grosse dinde en méditation. Tous les dimanches, elle traînait jusqu’au village de Tiefenbach un panier d’osier que les braves gens remplissaient de pommes de terre cuites, de croûtes de pain, et quelquefois, — les jours de fête, — de galettes et d’autres débris de leurs festins. Alors le pauvre être, tout essoufflé, remontait à la roche, gloussant, riant, se dandinant et picorant. La grande Berbel se gardait bien de boire à la source froide ; elle était maigre, borgne, décharnée comme une chauve-souris ; elle avait le nez plat, les oreilles larges, l’œil scintillant, et vivait du butin de sa sœur. Jamais elle ne descendait du Bocksberg ; mais en juillet, au temps des grandes chaleurs, elle secouait du haut de la côte un chardon sec sur les moissons de ceux qui n’avaient pas rempli régulièrement le panier de Kateline, ce qui leur attirait des orages épouvantables, de la grêle, des rats et des mulots en abondance. Aussi craignait-on les sorts de Berbel comme la peste ; on l’appelait partout Wetterhexe[1], tandis que la petite Kateline passait pour être le bon génie de Tiefenbach et des environs. De cette façon, Berbel vivait tranquillement à se croiser les bras, et l’autre à glousser sur les quatre chemins.

Malheureusement pour les deux sœurs, Yégof avait depuis nombre d’années choisi la caverne de Luitprandt pour sa résidence d’hiver. C’est de là qu’il partait au printemps pour visiter ses châteaux innombrables et passer en revue ses leudes jusqu’à Geierstein, dans le Hundsrück. Tous les ans donc, vers la fin de novembre, après les premières neiges, il arrivait avec son corbeau, ce qui faisait toujours jeter des cris d’aigle à Wetterhexe. — De quoi te plains-tu ? disait-il en s’installant tranquillement à la meilleure place ; ne vivez-vous pas sur mes domaines ? Je suis encore bien bon de souffrir deux valkiries inutiles dans le Valhalla de mes pères ! Alors Berbel, furieuse, l’accablait d’injures, Kateline gloussait d’un air fâché ; mais lui, sans y prendre garde, allumait sa pipe de vieux buis, et se mettait à raconter ses pérégrinations lointaines aux âmes des guerriers germains enterrés dans la caverne depuis seize siècles, les appelant par leur nom et leur parlant comme à des personnes vivantes. On peut se figurer si Berbel et Kateline voyaient arriver le fou avec plaisir : c’était pour elles une véritable calamité. Or cette année-là, Yégof n’étant pas venu, les deux sœurs le croyaient mort et se ré-

  1. Sorcière des orages.