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calme l’horizon du désert. Tant de peuples errans l’ont traversé sans y laisser de vestiges, que cette nature semble immuable. Vous vous laissez aller peut-être à des pensées de molle indolence, si contagieuses sous le ciel et dans la société du pays. Tout à coup apparaît une cabane, un jardin cultivé, des ouvriers vêtus, comme ceux de France, du pantalon bleu, de la chemise aux manches relevées. La nature change subitement d’aspect. Elle paraissait maîtriser l’homme, maintenant l’homme la maîtrise et l’asservit. Cette petite colonie n’est-elle pas comme le sceau de l’Europe imprimé sur le vieil Orient ? Et l’Europe possède une telle exubérance de forces, un souffle de vie si puissant, que l’imagination voit aussitôt des canaux au milieu des sables, des cités dans le désert ; le ciel est noirci par la fumée des hauts-fourneaux ; une animation prodigieuse, un bruit confus et immense s’élève du sein de la solitude.

Après avoir fait vingt pas au midi de Suez, on a remonté le cours des siècles. L’Orient, tourmenté par le génie bruyant, fiévreux, infatigable de l’industrie, disparaît ; le véritable Orient s’ouvre silencieux comme un tombeau, immobile, impassible comme un sphinx. Le présent s’anéantit, l’imagination ne se nourrit plus que de souvenirs ; on rêve aux compagnons de Moïse et aux premiers anachorètes chrétiens ; l’esprit puise dans la vue de ces montagnes saintes,. dont les formes, les couleurs ont un caractère bizarre et inconnu, une sorte d’exaltation et l’oubli du monde. Plein de songes sur le passé, plein d’impressions religieuses, vous descendez de ces hauteurs. À Suez, le coup de sifflet d’une locomotive vous rappelle à la vie moderne. La chute est rude ; mais heureux les pays qui peuvent montrer au voyageur de grandes œuvres naissantes auprès de grandes œuvres achevées ! Heureuse l’Égypte, qui, singulièrement apte à devenir le foyer des idées nouvelles, n’a jamais vieilli malgré l’antiquité de son histoire !

Ce fut au Caire, dans le palais de Kasr-el-Nil, que Saïd-Pacha reçut les adieux de nos chefs et les témoignages de leur reconnaissance. Au milieu des grands souvenirs recueillis par nous dans ce voyage, il en est un qui se mêle à tous les autres, celui de l’hospitalité royale, éclatante, offerte par ce prince généreux à d’illustres exilés. Saïd-Pacha montrait ainsi qu’il n’oubliait pas à quel gouvernement ses états sont redevables de leur prospérité. Par sa ferme attitude, il faisait preuve d’une noble indépendance de caractère, exemple rare aujourd’hui, même en des pays plus puissans et plus civilisés que l’Égypte.


LOUIS DE SÉGUR.