Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/628

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mille difficultés, à percer une route de Tor au sommet du Sinaï. Les animaux périrent par milliers : les Arabes furent décimés par la fatigue et la famine. Ceux qui restent conservent de ce travail le souvenir d’un fléau. Singulière manière de se les concilier ! Y eût-il réussi, il suffit d’avoir traversé l’Orient pour savoir qu’une victime de la fortune est frappée par Dieu aux yeux des populations fatalistes, et ne trouve pas d’asile. Les tribus du nord de l’Arabie, aujourd’hui abruties par la misère, auraient aisément livré Abbas au plus offrant. Heureusement pour l’Égypte, la mort le surprit à Benha, sur le Nil. Il ne travailla au Sinaï que pour les pèlerins, qui lui doivent un chemin sur le granit.

Nous laissâmes nos mules près des ruines d’un ermitage consacré à Élie, qui, fuyant la colère de Jézabel, vint habiter ces montagnes ; puis nous gravîmes sans difficulté jusqu’au sommet du pic, où s’élèvent une petite mosquée et une chapelle consacrée à Moïse. J’avais été frappé, depuis l’Ouad-el-Amarah, de l’harmonie de la nature avec la poésie de l’Exode. Je le fus davantage en présence du tableau que l’on embrasse du haut de l’Horeb ; on distinguerait à la rigueur les sites où les principaux drames bibliques eurent lieu. Nous avions sous les yeux, pour suivre l’itinéraire des Israélites, mieux qu’une carte, le panorama du pays lui-même.

L’ensemble de la région montagneuse paraît une mer de granit en fusion dont les vagues immenses auraient été suspendues dans les airs par un refroidissement subit. C’est bien là le digne berceau de l’âpre législation des Juifs. L’aspect de la contrée dut aider puissamment Moïse à leur inspirer une religieuse terreur de leur Dieu. L’on pourrait même voir dans cette nature tourmentée, extraordinaire, une image physique de la destinée agitée, surnaturelle, du peuple unique, — dans cette solitude la plus profonde, la plus dénuée d’habitans de tous les déserts d’Orient, comme un emblème de la solitude morale dans laquelle ce peuple devait vivre au milieu des autres nations.

L’horizon avait moins de sévérité. Nos yeux pouvaient se reposer sur les eaux bleues de la Mer-Rouge, sur les steppes grisâtres de l’Egarement, qui s’étendent jusqu’en Palestine. À l’est et à l’ouest se développaient les rives dorées de l’Égypte et celles de l’Hedjaz, étincelantes de blancheur. Près de nous, notre attention était attirée par des scènes vivantes et pittoresques. Une partie du personnel de notre caravane et quelques moines venaient de nous rejoindre. Une troupe de jeunes Arabes demi-nus et presque noirs arriva en bondissant sur les roches glissantes, et ils se mirent à mendier. De loin, on les aurait pris moins pour des êtres humains que pour des animaux particuliers à ces montagnes. Il y avait dans la foule qui nous