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asseoir les tentes un terrain solide au lieu nommé les Réservoirs. Les campemens sont désignés dans tout ce pays par la nature. Ce sont en général des endroits abrités et solides, et chaque année les voyageurs s’établissent sur les mêmes emplacemens ; aussi trouve-t-on d’ordinaire les traces de ses devanciers. La nuit fut calme. Le matin, une brise nord-ouest s’éleva et chassa le kamsin. J’en éprouvai un tel soulagement qu’il me semblait renaître : je trouvai tout beau, même le pays, qui est fort laid. Ce fut comme une réjouissance dans la caravane ; nous entendîmes de nouveau les causeries bruyantes des Arabes ; les saïs et les âniers gambadèrent, les ânes et les mules se mirent à braire aussi gaiement qu’au départ. Les guides bédouins firent de la fantasia sur leurs chameaux ; naturellement on brûla un peu de poudre. Un des Bédouins, voulant nous donner un échantillon de son adresse, frappa d’une balle un milan. La nature aussi parut se ranimer : humectées par une petite pluie, des roses de Jéricho s’ouvrirent sous nos pas. Ces tristes végétations du désert, houppes rigides et noires qui rasent le sol, me parurent d’abord des têtes de chardons desséchés. Je ne sais pourquoi elles ont reçu le nom de roses de Jéricho, qu’elles méritent fort peu, n’ayant pas l’aspect de roses et n’existant pas à Jéricho. Ce qui nous charma davantage, ce fut l’apparition d’une bande d’hirondelles semblables à celles de France. Les voyageuses voltigèrent un instant autour des chameaux et partirent vers d’autres climats. Nous entrâmes dans un chemin creux encaissé entre des berges fort hautes ; c’est le lit de l’ancien canal d’Amrou, qui joignait les Lacs-Amers au golfe Arabique ; il continuait le canal des Ptolémées ; celui-ci s’arrêtait à ces lacs, formant alors l’extrémité du golfe. Depuis l’époque de ces rois jusqu’au temps d’Amrou, le golfe a reculé à sa limite actuelle.

Tout à coup l’un de nous s’écria à la tête de la colonne : « Mais le canal de la compagnie est fait. » La tempête des jours précédens avait lancé les vagues de la baie de Suez par-dessus les dunes du littoral, et le fond de l’ancien cours d’eau était envahi ; on aurait dit une voie navigable. Lorsqu’on a parcouru l’isthme, le percement semble plutôt la restauration de travaux anciens qu’une création nouvelle. Partout on voit la trace de canaux ; le Nil était relié à la Mer-Rouge ; une branche du fleuve se jetait dans la Méditerranée à Péluse, et la contrée, abondamment pourvue d’eau, n’était point un désert comme aujourd’hui. Cette assertion est prouvée par les ruines de villes nombreuses, et tous ces vestiges d’une grandeur passée semblent un défi porté à la civilisation des peuples modernes.

Quelques pas plus loin, notre attention était attirée par les reflets saphir qui coloraient l’horizon. C’était la Mer-Rouge, dont le bleu profond et brillant ferait pâlir celui de la Méditerranée. Bientôt les minarets et les maisons grises de Suez apparurent adossés aux