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Une maisonnette, et près d’elle un puits, tel était, quand nous visitâmes l’isthme, l’établissement de Bir-Abou-Ballah. Quelques Français maçonnaient ce puits, dont l’eau fécondait un petit terrain ; ils travaillaient courageusement malgré le vent et la chaleur. Nous abordâmes avec émotion ces compatriotes, hardis pionniers d’une colonisation dont la France aura la première gloire.

Une courtoise et respectueuse réception attendait nos chefs à Toussounville, près du lac Timsah, sur la colline de Chek-Ennedek, où nous campâmes vers le milieu du jour. M. Cazeaux, ingénieur, habitait depuis dix-huit mois ce désert et surveillait la fondation de Toussounville. Cette cité européenne, qui n’était alors qu’un chétif village de quelques centaines d’âmes, grandira, d’après l’espoir de la compagnie, sur les bords du lac, transformé en port intérieur. M. Cazeaux nous fit voir la colonie dans ses moindres détails, nous mena dans les ateliers, les magasins, la boulangerie, la boucherie, le moulin à vent, qui fait en même temps monter l’eau d’un puits. Nous pénétrâmes dans les petites maisons des ouvriers et parcourûmes les diverses rues, dont les principales sont celles de Ruysnaers, Mougel-Bey, et le boulevard Lesseps.

Notre présence avait cela de piquant, que nous paraissions moins des Européens explorant l’Orient que des Orientaux visitant l’Europe. Dans ce désert demi-égyptien, demi-arabe, notre caravane seule pouvait rappeler l’Arabie et l’Égypte. Elle était l’unique élément oriental qui se trouvât dans le paysage. Je n’engage pas ceux qui cherchent dans une contrée son caractère propre à juger de l’Égypte par l’isthme de Suez : à l’exemple des Bédouins, ils le traiteront de désert dégénéré ; mais la vue de l’isthme ne manquera point de plaire aux voyageurs qui aiment à envisager dans un pays sa jeunesse et son avenir. Quant à nous, loin de dénigrer l’esprit régénérateur de l’Europe et de déplorer dans l’isthme l’absence de toute couleur locale, nous avons éprouvé une joie vive et consolante à contempler là l’image de la vie, image si rare en Orient, et à nous mêler à ces travailleurs animés d’une ardeur et d’un enthousiasme communicatifs. Dans le feu de leurs regards, on lisait ces instincts de courage et de domination qui, chez l’Européen, s’accroissent par les fatigues et les souffrances mêmes. Une plaine morne et affreuse s’étendait à perte de vue autour d’eux : le vent faisait trembler leurs cabanes et roulait des nuages de poussière qui donnaient à l’horizon l’apparence d’une mer agitée. Cependant la gaieté ne leur faisait point défaut. Leur triste plaine, leur pauvre hameau empruntaient même de la splendeur à leurs espérances. Un Marseillais ne voyait rien moins que la Canebière dans le boulevard Lesseps, qui, à vrai dire, n’avait d’un boulevard que le nom. Ils paraissaient aimer cette ingrate contrée comme une patrie. C’est par ses travaux