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disposer les couverts, de plier les serviettes, de bourrer et d’allumer les pipes. Cela ne rappelle-t-il pas l’histoire de ce vizir destitué qui, briguant une place, fut nommé étudiant en médecine ? Ferdinand, Marseillais de naissance, mérite quelques mots de biographie. Malheureux en ménage, il se sentit la vocation des aventures… et de la cuisine. Pour allier ses deux goûts, il se fit cuisinier à bord d’un vaisseau ; il y a quelques années, la fortune le fixa en Égypte, auprès du vice-roi. Lorsque les princes débarquèrent à Alexandrie, Ferdinand fut détaché pour leur service. Ayant beaucoup voyagé, il croit avoir beaucoup appris, ses opinions sont arrêtées sur tous les sujets. Lorsqu’il cause, il semble entreprendre l’éducation de son interlocuteur. Je jouis souvent de sa conversation près de ses fourneaux ; je dois même dire qu’il m’a appris quelque peu d’arabe, arabe de cuisine bien entendu.

Après dîner, nous nous promenâmes dans le camp. Il était divisé pour ainsi dire en districts, les bêtes de somme, les tentes, les montures, qui, par les soins de Mourad-Bey, formaient des gouvernemens séparés. Des kawas, sorte d’officiers de police dont les insignes sont un sabre à la ceinture et un bâton à la main, maintenaient l’ordre dans ce personnel de cent cinquante hommes environ et lui donnaient l’apparence militaire. La nuit était assez éclatante pour laisser à ce tableau ses vives couleurs.

Il fallait partir le lendemain avant le jour. Nous gagnâmes nos lits de camp. Nous étions distribués dans trois tentes, comme nous le fûmes plus tard en Syrie ; les deux princes dans l’une, MM. de Scitivaux, Morhain et Leclère dans l’autre, M. le marquis de Beauvoir et moi dans la troisième. On se reposa tant bien que mal ; nous n’étions pas habitués encore à dormir au milieu des cris des animaux, des derniers pétillemens des feux, des causeries des Arabes, peuple bavard par excellence. Jamais le silence ne règne dans un camp de voyageurs. Ce fut bien un autre vacarme quand le signal du réveil fut donné. Les chameaux, que l’on chargeait de caisses et de sacs, beuglaient horriblement pour témoigner leur déplaisir ; les ânes et les mules, que cette musique inspirait, se mirent à braire. Notre rapide toilette se fit au milieu du tumulte. Mon compagnon et moi pliâmes bagage et sortîmes lestement. La consigne avait été donnée par les princes à Mourad-Bey d’abattre la tente sur les paresseux, et je crois, ma foi, que celui-ci, ponctuel comme un militaire, eût exécuté l’ordre. Une mule et un dromadaire attendaient chacun de nous à la porte de sa tente ; on pouvait varier ses plaisirs.

La caravane se groupa en masse à la clarté de la lune ; on aurait dit un serpent se ramassant sur lui-même avant de s’élancer ; bientôt ses replis se déroulèrent, les divers détachemens défilèrent en ordre : les cent quarante-quatre chameaux chargés partirent les