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Le côté gauche, pour constituer une démocratie pure, tendait vers le suffrage universel. Les doctrinaires, prenant comme toujours une situation intermédiaire, se prononcèrent pour des électeurs censitaires payant 300 francs de contributions et nommant directement les députés. Ce système avait le mérite d’être le plus sincère des trois. Pendant toute la période révolutionnaire et impériale, on n’avait eu que le nom et l’apparence du suffrage universel. Pour obtenir de véritables électeurs, exerçant sérieusement leur droit, il fallait en restreindre le nombre et chercher dans le cens des garanties d’indépendance et de lumières. Le nombre des censitaires à 300 francs était d’environ cent mille ; on constituait ainsi au milieu de la nation un corps politique accessible à tous, et dont la chambre élective émanait sans intermédiaire. Pour le côté droit, c’était beaucoup trop ; pour le côté gauche, ce n’était pas assez : les uns n’auraient voulu, sous une forme déguisée, que quinze ou vingt mille électeurs au plus ; les autres voulaient faire de l’élection un droit personnel.

Royer-Collard défendit ce projet dans un discours qu’on a quelque peine à comprendre aujourd’hui : les grandes raisons y sont dissimulées sous les petites. Il affecta de ne présenter la loi que comme l’exécution littérale de la charte. Cependant, comme il était facile de répondre que le texte de la charte n’excluait pas l’élection indirecte, il dut traiter cette question ; il le fit avec une subtilité qui rend cette partie de son discours extrêmement obscure. Ce n’est pas là qu’il faut chercher sa véritable pensée, mais dans ce qu’il dit quelque temps après, pour défendre la loi attaquée par la chambre des pairs : « L’influence de la classe moyenne n’est pas une préférence arbitraire, quoique judicieuse, de la loi ; sans doute elle est avouée par la raison et par la justice, mais elle a d’autres fondemens encore que la politique a coutume de respecter davantage, parce qu’ils sont plus difficiles à ébranler. L’influence de la classe moyenne est un fait, un fait puissant et redoutable ; c’est une théorie vivante, organisée, capable de repousser les coups de ses adversaires. Les siècles l’ont préparée, la révolution l’a déclarée. C’est à cette classe que les intérêts nouveaux appartiennent. »

Ainsi s’est formulée pour la première fois cette fameuse théorie du gouvernement des classes moyennes, qui, éloquemment soutenue par M. Guizot, violemment attaquée par l’opposition de toutes les couleurs, a fini par sombrer le 24 février 1848. Autant qu’on peut en juger aujourd’hui à la lumière des événemens, la puissance des classes moyennes était à la fois plus faible et plus forte que ne croyait Royer-Collard : plus faible, en ce qu’elles n’ont pu soutenir la théorie qui leur donnait le privilège électoral ; plus forte, en ce que rien n’a