Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/50

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui était la plus divergente. La raison de cette préférence se montrera bientôt.

Chose qui semble d’abord extraordinaire, le corps d’armée du maréchal Grouchy mit sept heures à faire de Sombref à Gembloux le chemin que le corps du général Thielmann avait fait en quatre heures. On accuse le temps pluvieux, un orage, les chemins défoncés, et il est vrai que cette route n’était pas pavée. Quand Grouchy arriva à Gembloux, la nuit était noire, et il avait perdu toute trace du général prussien. Déjà fort inquiet, il s’arrêta, jeta des escadrons dans la direction de Wavre, et surtout de Pervez. Cet infortuné général tâtait de tous côtés les ténèbres, et il ne saisissait aucun indice, car il les cherchait principalement où il ne pouvait les trouver. Le plus grand malheur, c’est qu’une idée erronée s’était enracinée dans son esprit. Il croyait que le projet de Blücher était de prendre à dos l’armée française par un mouvement concentrique de la gauche prussienne sur Namur, Fleurus et peut-être Charleroi. Il s’attendait à voir l’armée prussienne revenir sur la ligne d’opérations des Français et les couper de la Sambre. Obsédé de cette idée malheureuse, il ne cédait qu’à regret au peu d’indices que les choses lui montraient.

Comme il voyait faux dans l’esprit de l’ennemi, et qu’il lui attribuait des intentions directement contraires à celles qui s’exécutaient, il était impossible qu’il rachetât par la sûreté de ses marches, par la rapidité de ses mouvemens, l’immense faute de Napoléon, et cette avance de quinze heures donnée à l’armée de Blücher. Le lieutenant ne pouvait ainsi qu’aggraver l’erreur du chef. Dans le même temps que Grouchy marchait dans la direction de Wavre, il se figurait que le danger viendrait du côté opposé, c’est-à-dire de Namur. Comment, dans une telle perplexité, aurait-il pu faire un mouvement prononcé, énergique ? Les troupes étaient alourdies par la difficulté des chemins, le général était arrêté par une idée erronée qui l’enchaînait pour ainsi dire à chaque pas, et il s’arrachait comme malgré lui des champs de Ligny et de Fleurus. Il cherchait dans les ténèbres l’ennemi sur sa droite ou sur ses derrières, du côté de Pervez, pendant qu’il aurait fallu au contraire appuyer sur sa gauche pour se rapprocher tout à la fois et de l’armée française et de l’armée prussienne.

Après tout, c’est la pensée du chef qui donne aux troupes la sûreté, la rapidité, et leur fait faire des miracles. Si cette pensée est lumineuse, les troupes ont des ailes ; si elle est incertaine, les cavaliers eux-mêmes sont appesantis et ne peuvent se mouvoir. Les mêmes chemins sont bons pour les uns, mauvais pour les autres, suivant le génie qui les mène. Au fond de tout désastre militaire, il y a une grande erreur d’esprit : ne cherchez pas d’autre fatalité.