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non-seulement de nos colonies, mais de tous les pays civilisés, on peut même dire sauvages, car il n’en est peut-être pas un seul où les habitans soient autant dépouillés de toute immixtion dans leurs propres affaires. Les nègres de l’Afrique ont leurs palabres, comme les Arabes et les Kabyles de l’Algérie leurs djemmas, pour délibérer sur les intérêts de la communauté. La Guyane n’a rien en dehors de Cayenne.

Quoiqu’il suffise de quelques centaines d’habitans pour constituer les élémens d’une municipalité, la dispersion de la population à travers une étendue de quatre cent cinquante lieues carrées a été quelquefois alléguée comme excuse de cet état de choses, et l’on a même proposé de déposséder les colons de toutes leurs propriétés éparses pour les installer, à portée de Cayenne, en groupes compactes, sur un espace mieux proportionné à leur nombre. D’incontestables facilités en découleraient pour l’administration : la police, la justice et la viabilité seraient moins coûteuses, la défense militaire plus concentrée, les marchés moins éloignés; en un mot, la sociabilité y gagnerait de toutes façons. Ces considérations auraient dû prévaloir à l’origine de la colonie: aujourd’hui une expropriation générale blesserait au vif cet attachement du propriétaire au sol où il a bâti sa demeure, planté des arbres, imprimé sous toutes ses formes le sceau de sa possession. Les indemnités seraient écrasantes pour le budget. Ce système de dissémination n’est pas d’ailleurs sans cause ni sans compensation. Il résulte de la variété des sols et des essais tentés en divers points. Les vastes étendues d’ailleurs sont nécessaires à l’élève du bétail, qui serait exclu des terres de culture; elles accroissent dans le propriétaire ce sentiment d’importance et de puissance personnelle que la monarchie anéantit jadis, parce que la féodalité l’avait exagéré, mais qui doit renaître, comme dans les sociétés anglaises et américaines, pour devenir un principe d’action et d’émulation. Le colon se sent moralement agrandi en raison même de la grandeur de ses domaines; sur un étroit îlot de terre, coudoyant de tous côtés des voisins, il use sa force en petits conflits et en petites œuvres; une plèbe agricole se forme sans une bourgeoisie et une aristocratie territoriales qui aient assez d’éducation et de loisir pour s’appliquer au maniement des intérêts publics. Si l’autocratie de l’état ne se heurte plus à aucune résistance, si l’administration devient facile par l’obéissance passive des administrés, ceux-ci seront sujets et non citoyens, et la vigueur leur manquera aux jours des luttes solennelles contre la nature ou l’ennemi. Ouvrez le pays tout entier aux libres entreprises et à une prompte appropriation, et vous admirerez avec quelle rapidité ces habitations isolées sur le bord de la mer et des fleuves, aventurées même dans la forêt, deviennent des centres de