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de lumières et presque point de population nouvelle, la Guyane atteignait péniblement l’année 1847: elle se voyait ainsi, à la veille de l’émancipation des esclaves, dans la plus pauvre condition où jamais grande colonie se fût trouvée. Un millier de blancs créoles, quatre ou cinq mille hommes de couleur, douze mille esclaves noirs, et ce faible contingent de maîtres et de serviteurs répartis dans une petite ville, deux ou trois villages et trois cents habitations rurales, tel était l’inventaire des forces humaines chargées de mettre en valeur un territoire de dix-huit mille lieues carrées. C’était une perspective accablante pour la Guyane. Aussi depuis une dizaine d’années l’ébranlement était-il manifeste, et si l’émancipation l’a mis à nu, elle ne l’a point déterminé; elle pouvait au contraire provoquer une salutaire réaction en forçant l’administration et les habitans à sonder jusqu’au vif les vraies causes des misères de la colonie : sous le coup de la première surprise, nul ne s’en avisa. Les habiles ou ceux qui se croient tels imaginèrent un système en vertu duquel il ne devait y avoir de changé que les mots. L’esclavage survivrait par la dépendance absolue du travailleur envers le maître, et s’appellerait d’un nom qui était en faveur au moment de l’émancipation, — l’organisation du travail. Pendant douze ans, ce système a présidé à la plupart des mesures administratives qui ont été prises pour maintenir de force dans les sucreries la population des affranchis : constitution de la moyenne et petite propriété, police du travail, instruction primaire, administration civile, justice, impôts, tout s’est ressenti de cette atteinte officielle et préméditée à la liberté de la main-d’œuvre et à l’égalité légale des conditions.

L’abandon des sucreries, qui a été dans toutes les colonies anglaises et françaises comme une première conquête du droit nouveau, moins absolue pourtant qu’on ne croit généralement, avait à la Guyane une excuse particulière. Quelques années avant 1848, le sucre étant en hausse, diverses habitations destinées à la culture et aux manipulations de la canne avaient été construites dans le quartier de l’Approuague, réputé le plus favorable, et de nombreuses bandes de noirs, jusqu’alors employés aux environs de Cayenne sur des terres à girofle et à coton, avaient été transportés sur ce nouveau et lointain territoire, dans le seul intérêt des planteurs. Devenus libres, les noirs n’eurent rien de plus pressé que de retourner aux lieux où ils avaient passé leur enfance et laissé quelques-uns de leurs parens. Sur les autres points où cet entraînement n’existait pas, la plupart des serviteurs, cédant à l’habitude de la discipline et à l’ascendant des maîtres, seraient restés, si une direction sage, paternelle et habile, payant scrupuleusement les salaires, s’était appliquée à les retenir; mais ce concours heureux d’influences fit