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cents victimes de ses lois et de ses coups d’état, parmi lesquelles se trouvaient des hommes célèbres à divers titres, Billaud-Varennes et Collot d’Herbois, Barbé-Marbois et Pichegru, avec un grand nombre d’exilés moins connus. Les récits des uns et des autres émurent douloureusement l’opinion, et ajoutèrent les noms sinistres de Konanama et de Sinnamary à celui de Kourou, pour raviver l’antipathie contre la Guyane, bien que cette fois encore le pays et le climat fussent pour bien peu de chose dans les désastres. En un lieu quelconque de la terre, les mêmes souffrances et les mêmes privations eussent enfanté les mêmes malheurs.

Sous la restauration, qui en 1817 reprit la Guyane des mains du Portugal, les bords de la Mana devinrent le théâtre d’une nouvelle expérience de cette colonisation arbitraire et artificielle dont le gouvernement français ne peut se déshabituer malgré les leçons éclatantes de l’histoire. Quoique entourée de plus de précautions que celle du Kourou, celle-ci avorta pour diverses causes : mauvais choix de la localité, à la fois insalubre, isolée, non préparée; rivalité des chefs de la colonie et des commissair.es du gouvernement, jalousie des anciens habitans contre les nouveaux colons, envoi d’ouvriers citadins au lieu de robustes campagnards, trop petit nombre de familles pour doter une société de ses élémens essentiels. La colonie de la Mana n’a pourtant pas disparu, comme celle de Kourou, ne laissant après elle qu’une tramée sinistre de honte et de sang. Au bout de cinq années de vains et coûteux efforts pour la soutenir, elle fut livrée à Mme Jahouvey, supérieure d’un ordre religieux, qui la dirigea pendant près de vingt ans avec une remarquable vigueur de caractère, y appelant tour à tour des familles européennes et des noirs pris sur des navires négriers, mais s’appuyant, il faut le reconnaître, sur d’énormes subventions officielles. En 1847, elle abandonnait elle-même une mission où le succès moral ne répondait pas à ses efforts, et l’état rentrait en possession des terrains, qu’il confiait à M. Mellinon avec ordre d’adjoindre aux nègres les enfans abandonnés de la colonie. Dès son entrée en fonctions, le nouveau directeur constatait, ce qu’aurait pu faire prévoir quelque connaissance du cœur humain, que Mme Jahouvey avait tenté une œuvre impossible en s’appliquant à fonder une société sur les deux bases de la famille et de la religion sans les relier par une troisième, non moins essentielle, la propriété privée. En devenant, sous la nouvelle direction, propriétaires des terres qu’ils défrichaient et cultivaient, les noirs acquirent soudain des vertus de prévoyance, d’épargne, d’ordre, dont on les avait crus incapables, et l’intérêt personnel triompha de certains défauts de la race africaine mieux que les plus pieuses prédications, qui ne s’adressaient qu’aux âmes.

A travers ces tâtonnemens, qui lui apportaient peu de forces, peu