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et la puissance de l’industrie humaine, et qui jusqu’à ce jour, trop imparfaitement accomplie, laisse s’accumuler sur d’immenses espaces des masses d’eaux stagnantes. De là des marais fangeux et des savanes noyées, premières sources de l’insalubrité dont la voix populaire plus encore que l’opinion raisonnée accuse la Guyane.

Cette insalubrité, qui éclate en fièvres intermittentes et pernicieuses, est en tout pays la conséquence des émanations paludéennes. L’Europe, si fière de son climat, n’échappe point partout à la malignité des miasmes. La légende d’Hercule purgeant de l’hydre aux mille têtes les marais de Lerne raconte, sous le voile transparent d’un mythe héroïque, l’état primitif de la région méditerranéenne, jadis pestilentielle tant qu’elle fut barbare, aujourd’hui salubre depuis qu’elle est civilisée. De trop nombreuses traces de l’état primitif survivent encore dans le midi et à l’ouest de la France, en Corse, en Italie, aux bouches du Danube et de la plupart des fleuves; on les retrouve au cœur de l’Europe, en Hongrie et ailleurs, au nord surtout, en Hollande. L’Asie et l’Afrique paient tribut au fléau comme l’Amérique et l’Europe. Gardons-nous donc d’en faire un crime particulier à la Guyane, où des travaux de dessèchement peuvent, comme ailleurs, rendre la santé, la joie et la force aux populations, à la condition de mesurer l’énergie et la persévérance de l’effort à l’intensité du mal.

Une influence plus funeste et plus difficile à combattre pèse encore sur la Guyane : nous voulons parler de l’insensible et progressif affaiblissement du corps humain, dû à une chaleur qui, sans avoir rien d’excessif en aucun moment, épuise le« forces par sa continuité, tout en masquant le péril sous le charme des plus douces sensations. Au besoin d’activité que l’étranger apporte d’Europe succède, par une invisible transformation, un goût de mouvement modéré, puis de repos, comme sous le climat séducteur de l’Inde. Les ressorts de la vie intellectuelle se fatiguent avec ceux de la vie physique, et l’amollissement du corps y est suivi de l’affaissement de la pensée. Que les facilités de la chasse et de la pêche ou la libéralité de la nature, offrant spontanément ses dons, dispensent les populations d’une culture assidue, elles s’étioleront de langueur, et si quelque généreuse secousse n’arrive au secours de leur volonté, elles s’abstiendront de travailler, et négligeront même de croître et de multiplier.

À ces accusations les amis de la Guyane opposent l’exemple des flibustiers, des boucaniers et des engagés blancs qui furent pendant deux siècles les premiers et principaux pionniers de la zone torride. L’exemple, pour avoir une grande valeur, devrait fournir la statistique de la mortalité dans ces trois classes de colons, ce qui man-