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nous nous sommes remuées !… Lesselé et Katel peuvent le dire. Et voici notre grande fournée, ajouta-t-elle en montrant une longue file de miches étalées sur la table. C’est maman Lefèvre et moi qui avons brassé la pâte ; mais ce n’est pas tout, venez par ici.

Elle ôta le couvercle de tôle du four au fond de la buanderie, et la cuisine se remplit aussitôt d’une odeur de galette au lard à vous réjouir le cœur. Maître Jean-Claude en fut vraiment attendri.

En ce moment, la mère Lefèvre entrait. — Eh bien ! dit-elle, il faut dresser la table, tout le monde attend là-bas… Allons, Lesselé, allez mettre la nappe. — La grosse fille sortit à pas comptés, et tous ensemble, traversant à la file la cour obscure, se dirigèrent vers la salle. Le docteur Lorquin, Despois, Marc Divès, Materne et ses deux garçons, tous gens bien endentés et pourvus d’un appétit solide, attendaient le potage avec impatience. Katel, Lesselé et Louise entrèrent, portant une énorme soupière fumante et deux magnifiques rôtis de bœuf qu’elles déposèrent sur la table. On s’assit sans cérémonie, le vieux Materne à la droite de Jean-Claude, Catherine Lefèvre à gauche, et dès lors le cliquetis des cuillers et des fourchettes, le glouglou des bouteilles, remplacèrent la conversation jusqu’à huit heures et demie du soir. On voyait au dehors le reflet de grandes flammes sur les vitres, annonçant que les partisans étaient en train de faire honneur à la cuisine de Louise, et cela contribuait encore à la satisfaction des convives.

À neuf heures, Marc Divès était en route pour le Falkenstein avec les prisonniers. À dix heures, tout le monde dormait à la ferme et sur le plateau, autour des feux de bivac. Le silence ne s’interrompait de loin en loin que par le passage des rondes et le qui-vive des sentinelles. C’est ainsi que se termina cette journée où les montagnards prouvèrent qu’ils n’avaient pas dégénéré de la vieille race.

Des événemens non moins graves allaient bientôt succéder à ceux qui venaient de s’accomplir, car ici-bas, un obstacle vaincu, d’autres se présentent. La vie humaine ressemble à la mer agitée : une vague suit l’autre de l’ancien monde au nouveau, et rien ne peut arrêter ce mouvement éternel.


Erckmann-Chatrian.

(La dernière partie au prochain n°.)