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lui serait facile de tourner cette position par la sapinière et de s’y établir, si l’ennemi faisait mine de vouloir s’en emparer.

Maintenant qu’on se figure la consternation du brave homme, lorsqu’arrivé sur le seuil de la métairie, il vit deux compagnies d’Autrichiens grimper cette côte, au milieu des jardins de Grandfontaine, avec deux pièces de campagne enlevées par de forts attelages et comme suspendues au précipice. Tout le monde poussait aux roues, et dans quelques instans les canons allaient atteindre le plateau. Ce fut un coup de foudre pour Jean-Claude, il pâlit, puis il entra dans une fureur épouvantable contre Divès. — Ne pouvais-tu m’avertir plus tôt ? hurla-t-il. Est-ce que je ne t’avais pas recommandé de surveiller le ravin ? Nous sommes tournés ! Ils vont nous prendre en écharpe, couper la route plus loin ; tout est au diable !

Les assistans et le vieux Materne lui-même, qui venait d’accourir en toute hâte, frémirent du coup d’œil qu’il lança au contrebandier. Celui-ci, malgré son audace ordinaire, resta tout interdit, ne sachant que répondre. — Allons, allons, Jean-Claude, dit-il enfin, calme-toi. Ce n’est pas aussi grave que tu le dis. Nous n’avons pas encore donné, nous autres… Et puis il nous manque des canons, ça fera juste notre affaire.

— Oui, notre affaire ! L’amour-propre t’a fait attendre jusqu’à la dernière minute, n’est-ce pas ? Tu voulais te battre, pouvoir te vanter, te glorifier,… et pour cela tu risques notre peau à tous ! Tiens, regarde, voilà déjà les autres qui se préparent à Framont…

En effet, une nouvelle colonne, beaucoup plus forte que la première, sortait alors de Framont au pas de charge et montait vers les abatis. Divès ne disait mot. Hullin, dominant sa colère, se calma subitement en face du danger. — Allez reprendre vos postes, dit-il aux assistans d’une voix brève, que tout le monde soit prêt pour l’attaque qui s’avance… Materne, attention !

Le vieux chasseur inclina la tête.

Cependant Marc Divès avait repris son aplomb. — Au lieu de crier comme une femme, dit-il, tu ferais mieux de me donner l’ordre d’attaquer là-bas, en tournant le ravin par les sapinières.

— Il le faut bien, mille tonnerres ! répliqua Jean-Claude.

Puis, d’un ton plus calme : — Écoute, Marc, je t’en veux à mort ! Nous étions vainqueurs, et par ta faute tout est remis en question… Si tu manques ton coup, nous nous couperons la gorge ensemble !

— Bon, bon, l’affaire est dans le sac, j’en réponds.

Puis, sautant à cheval et rejetant le pan de son manteau sur l’épaule, il tira sa grande latte d’un air superbe. Ses hommes en firent autant. Alors Divès, se tournant vers la réserve, composée de cent cinquante montagnards, leur montra le plateau de la pointe de son sabre, et leur dit : — Vous voyez cela, garçons : il nous faut cette