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En ce moment, Divès et ses gens conduisaient la poudre au hangar, et comme Hullin se rapprochait du feu le plus voisin pour se réchauffer en attendant le jour, quelle ne fut pas sa surprise de voir au nombre des partisans le fou Yégof, la couronne en tête, gravement assis sur une pierre, les pieds à la braise, et drapé de ses guenilles comme d’un manteau royal ! On l’eût réellement pris pour quelque roi barbare rêvant au milieu de sa horde endormie.

Hullin lui posa doucement la main sur l’épaule. — Salut, Yégof ! dit-il d’un ton ironique. Tu viens donc nous prêter le secours de ton bras invincible et de tes innombrables armées ?

Le fou, sans montrer la moindre surprise, répondit : — Cela dépend de toi, Hullin. Ton sort, celui de tout ce monde est entre tes mains. J’ai suspendu ma colère, et je te laisserai prononcer l’arrêt.

— Quel arrêt ? demanda Jean-Claude.

L’autre, sans répondre, poursuivit d’une voix basse et solennelle : — Nous voici tous les deux, comme il y a seize cents ans, à la veille d’une grande bataille. Alors moi, le chef de tant de peuples, j’étais venu dans ton clan te demander le passage.

— Il y a seize cents ans ! Diable ! Yégof, ça nous fait terriblement vieux !… Enfin n’importe, chacun son idée.

— Oui, reprit le fou ; mais avec ton obstination ordinaire tu ne voulus rien entendre… Il y eut des morts au Blutfeld, et ces morts crient vengeance !

— Ah ! le Blutfeld, dit Jean-Claude ; oui, oui, une vieille histoire… Il me semble en avoir entendu parler.

Yégof rougit, ses yeux étincelèrent. — Tu te glorifies de ta victoire, s’écria-t-il ; mais prends garde, prends garde, le sang appelle le sang !… Écoute, ajouta-t-il, je ne t’en veux pas : tu es brave, les enfans de ta race peuvent se confondre avec ceux de la mienne. J’ambitionne ton alliance, tu le sais…

— Adieu, Yégof ! dit Hullin.

— Tu me refuses ta fille ! s’écria le fou en se levant d’un air indigné.

— Voyons, tes cris vont éveiller tout le monde…

— Tu me refuses, et c’est pour la troisième fois !… Prends garde, prends garde !…

Il suivit Hullin, qui s’éloignait, en criant : — Huldrix, malheur à toi ! Ta dernière heure est proche !… Les loups vont se repaître de ta chair. Tout est fini. Je déchaîne contre toi les tempêtes de ma colère. Qu’il n’y ait pour toi et pour les tiens ni grâce, ni pitié, ni merci ! Tu l’as voulu !

Et, jetant sur son épaule gauche un pan de ses guenilles, le malheureux s’éloigna rapidement vers la cime du Donon. Plusieurs des partisans, à demi éveillés par ses cris, le regardèrent d’un œil terne