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bétail, les voitures et les gens semblaient vouloir passer sur le dos les uns des autres. On ne se possédait plus, on hurlait, on frappait pour avoir de la place. Materne, poussant la porte et voyant les femmes plus mortes que vives, pâles, échevelées, leur cria, frappant de son bâton sur le plancher : — Hé ! la mère, devenez-vous folle ? Comment, vous qui devez le bon exemple à vos filles, vous perdez tout courage ! C’est honteux !

Alors la vieille, se retournant, répondit d’une voix lamentable : — Ah ! mon pauvre Materne, si vous saviez ! si vous saviez !

— Eh bien ! quoi ? L’ennemi arrive ; il ne vous mangera pas.

— Non, mais il dévore tout sans miséricorde. La vieille Ursule de Schlestadt, arrivée hier soir, dit que les Autrichiens ne veulent que des knöepfe et des noudel, les Russes du schnaps, les Prussiens et les Bavarois de la choucroûte. Et quand on les a bourrés de tout cela jusqu’à la gorge, ils crient encore la bouche pleine : Schokolate ! schokolate[1]! Mon Dieu ! mon Dieu ! comment nourrir tous ces gens ?

— Je sais bien que c’est difficile, dit le vieux chasseur, les geais n’ont jamais assez de fromage blanc ; mais d’abord où sont-ils, ces Cosaques, ces Bavarois et ces Autrichiens ? Depuis Grandfontaine, nous n’en avons pas rencontré un seul.

— Ils sont en Alsace, du côté d’Urmatt, et c’est ici qu’ils viennent.

— En attendant, dit Kasper, servez-nous une cruche de vin ; voici un écu de trois livres, vous le cacherez plus facilement que vos tonneaux.

L’une des filles descendit à la cave, et dans le même instant plusieurs autres personnes entrèrent : un marchand d’almanachs du côté de Strasbourg, un roulier en blouse de Sarrebrück et trois ou quatre bourgeois de Mutzig, de Wisch et de Schirmeck, qui se sauvaient avec leurs troupeaux, et n’en pouvaient plus à force de crier. Tous s’assirent à la même table, en face des fenêtres, pour surveiller la route ; on leur servit du vin, et chacun se mit à raconter ce qu’il savait. Ces braves gens se communiquaient l’un à l’autre des choses si singulières qu’on pouvait à peine y croire. Au dehors le tumulte, le roulement des voitures, le beuglement des troupeaux, le cri des pâtres, les clameurs des fuyards continuaient toujours, et produisaient l’effet d’un immense bourdonnement.


XI.

Vers midi, Materne et ses garçons allaient partir lorsqu’un cri plus éclatant, plus prolongé que les autres, se fit entendre : Les

  1. Du chocolat.