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Il y eut un instant de silence ; les trois chasseurs se regardèrent de nouveau ; le père avait étendu les mains sur la table tout au large, comme pour recommander le calme à ses fils. Il se leva. — Il est temps de se remettre en route, dit-il d’un ton bref. À deux heures, il faut être au bois, et nous sommes là tranquillement à causer comme des pies. Au revoir, père Dubreuil !

— Réfléchissez bien à ce que je vous ai dit, leur cria l’aubergiste de son fauteuil.

Les trois montagnards se retournèrent les lèvres frémissantes ; mais le vieux Materne retint ses fils et les entraîna. Au bout du village, en face de la vieille croix, tout près de l’église, ils firent halte, et Materne, montrant le sentier qui tourne autour de Framont dans les bruyères, dit à ses fils : — Vous allez prendre ce chemin-là ; moi, je suis la route jusqu’à Schirmeck. Je n’irai pas trop vite pour vous laisser le temps d’arriver en même temps que moi.

Ils se séparèrent, et le vieux chasseur, tout pensif, la tête inclinée, marcha en proie à son indignation contre le gros aubergiste qui lui avait conseillé de trahir le pays. Tout en rêvant à ces choses, Materne rencontrait de temps en temps des troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres qu’on menait dans la montagne. Il y en avait qui venaient de Wisch, d’Urmatt et même de Mutzig ; les pauvres bêtes n’en pouvaient plus. — Où diable courez-vous ? criait le vieux chasseur aux pâtres mélancoliques ; vous n’avez donc pas confiance dans la proclamation des Russes et des Autrichiens, vous autres ? Ces gens passaient sans répondre d’un air de mauvaise humeur.

Plus Materne avançait, plus le nombre des troupeaux devenait grand : il n’y avait plus seulement des troupeaux de bétail beuglant, mugissant, mais encore de longues bandes d’oies criant, nasillant, se traînant sur le ventre tout le long du chemin, les ailes levées, les pattes à demi gelées… Cela faisait pitié. En approchant de Schirmeck, c’était bien pis encore ; les gens se sauvaient en masse avec leurs grandes voitures chargées de tonneaux, de viandes fumées, de meubles, de femmes et d’enfans, frappant les chevaux à les faire périr sur place, et disant d’une voix lamentable : — Nous sommes perdus, les Cosaques arrivent ! — Ce cri : les Cosaques ! les Cosaques ! passait d’un bout de la route à l’autre comme un coup de vent ; les femmes se retournaient bouche béante, et les enfans se dressaient sur les voitures pour voir de plus loin.

À l’embranchement du Fond-des-Saules, tout près de Schirmeck, Kasper et Frantz rejoignirent leur père, et tous trois entrèrent au bouchon de la Clé d’Or, que tenait la veuve Faltaux, à droite de la route, au premier tiers de la côte. La pauvre femme et ses deux filles regardaient d’une fenêtre la grande émigration en joignant les mains. En effet, le tumulte grandissait de seconde en seconde ; le