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sés, leurs longues jambes sèches, leurs larges épaules, leurs mouvemens souples, rapides, tout annonçait qu’en cas de rencontre cinq ou six kaiserlicks n’auraient pas beau jeu contre de pareils gaillards. Au bout d’un quart d’heure, ils tournèrent la sapinière et disparurent. Alors Hullin rentra tranquillement à la ferme en causant avec Nickel Bentz et le docteur. Les autres allèrent reprendre leurs places autour des feux de bivac.

Materne et ses deux garçons marchèrent longtemps en silence ; le pâle soleil d’hiver brillait sur la neige sans parvenir à la fondre, le sol restait ferme et sonore. Au loin, dans la vallée, se dessinaient avec une netteté surprenante les flèches des sapins, la pointe rougeâtre des rochers, les toits des hameaux avec leurs stalactites de glace, les petites fenêtres scintillantes et les pignons aigus. Les gens se promenaient dans la rue de Grandfontaine ; des jeunes filles étaient réunies autour du lavoir, quelques vieillards en bonnet de coton fumaient leur pipe sur le seuil de leurs maisonnettes. Tout ce petit monde, au fond de l’étendue bleuâtre, allait, venait et vivait sans qu’un souffle, un soupir parvînt à l’oreille des forestiers.

Le vieux chasseur fit halte à la lisière du bois et dit à ses fils : — Je vais descendre au village, chez Dubreuil, l’aubergiste de la Pomme de Pin. Il leur désignait de son bâton une longue bâtisse blanche, les fenêtres et la porte entourées d’une bordure jaune, et une branche de pin suspendue à la muraille en guise d’enseigne. — Vous m’attendrez ici ; s’il n’y a pas de danger, je me montrerai sur le seuil et je lèverai mon chapeau ; vous pourrez alors venir prendre un verre de vin avec moi.

Il descendit aussitôt la côte neigeuse jusqu’aux petits jardins échelonnés au-dessus de Grandfontaine, ce qui dura bien dix minutes, puis il prit entre deux sillons, gagna la prairie, traversa la petite place du village, et ses deux garçons, l’arme au pied, le virent entrer à l’auberge. Quelques instans après, il reparut sur le seuil et leva son chapeau, ce qui leur fit plaisir.

Au bout d’un quart d’heure, ils avaient rejoint leur père dans la grande salle de la Pomme de Pin, une pièce basse chauffée par un grand fourneau de fonte bleui à la mine de plomb, le plancher sablé et les longues tables de sapin bien récurées. Sauf l’aubergiste Dubreuil, le plus gras des cabaretiers des Vosges, dont le triple menton retombait en cascade sur son col rabattu à la Colin, sauf ce curieux personnage, assis dans un grand fauteuil de cuir près du fourneau, Materne se trouvait seul. Il venait de remplir les verres ; la vieille horloge sonnait neuf heures, et le coq de bois battait de l’aile avec un grincement bizarre.

— Salut, père Dubreuil ! dirent les deux garçons d’une voix rude.