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vant que deux vieilles chemises toutes noires, avec des trous gros comme le poing, des souliers éculés, de la cire à giberne, un peigne à trois dents et une bouteille vide, elle levait les mains au ciel et se dépêchait d’ouvrir l’armoire au linge en murmurant : — Seigneur ! faut-il s’étonner si tant de monde périt de misère !

— Mais par quel hasard es-tu ici ? demanda tout à coup Hullin, devenu rêveur.

— Je ne suis pas un déserteur ! dit Gaspard en souriant.

Et il tira de son sac un papier où étaient écrites ces deux lignes : « Permission de vingt-quatre heures au grenadier Gaspard Lefèvre de la deuxième du premier. Cejourd’hui 3 janvier 1814. Gémeau, chef de bataillon. »

Toute la bonne humeur de Jean-Claude lui revint sur-le-champ : — Voyez-vous, mes enfans, dit-il, je connais l’amour… C’est très beau… et c’est très mauvais,… mais c’est mauvais particulièrement pour les jeunes soldats qui s’approchent trop de leur village après une campagne,… ils sont capables de s’oublier jusqu’à revenir avec deux ou trois gendarmes à leurs trousses… Enfin, puisque tout est en ordre, buvons un verre de rikevir… Qu’en pensez-vous, Catherine ? Ceux de la Sarre peuvent arriver d’un instant à l’autre, et nous n’avons pas de temps à perdre.

— Vous avez raison, Jean-Claude, répondit la vieille fermière. Annette, descends à la cave ; apporte trois bouteilles du petit cellier.

La servante sortit en courant.

— Mais cette permission, Gaspard, reprit Catherine, depuis combien de temps dure-t-elle ?

— Je l’ai reçue hier à huit heures du soir à Vasselonne, ma mère. Le régiment a passé le Rhin à Huningue, il est en retraite sur la Lorraine ; je dois rejoindre ce soir à Phalsbourg.

— C’est bien, tu as encore sept heures devant toi ; il n’en faudra pas plus de six pour arriver, quoiqu’il y ait beaucoup de neige au Foxthal.

La brave femme vint se rasseoir près de son fils, le cœur gros ; elle ne pouvait cacher son trouble. Tout le monde était ému. Louise, le bras sur la vieille épaulette râpée de Gaspard, la joue sur son oreille, sanglotait. Hullin vidait les cendres de sa pipe au bord de la table, les sourcils froncés, sans rien dire ; mais quand les bouteilles arrivèrent et qu’on les eut débouchées : — Allons, Louise ! s’écria-t-il, du courage ! Tout cela ne peut durer longtemps ; Gaspard reviendra, et nous ferons la noce.

On but d’un air mélancolique ; mais le vieux rikevir, entrant dans l’âme de ces braves gens, ne tarda point à les ranimer. Gaspard, plus ferme qu’il ne l’avait paru d’abord, se mit à raconter les terribles affaires de Bautzen, de Lutzen, de Leipzig et de Hanau, où les