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reconnaissance, et à cette vue tout un passé, vingt fois recouvert des couches épaisses de tant de souvenirs intermédiaires, a reparu dans la lumière lointaine et dorée du commencement de la vie.

C’était bien ce tableau, que la gravure d’ailleurs a rendu familier à tous. Ce qui frappe d’abord, c’est le ton foncé de la couleur, tel qu’il était resté dans ma mémoire. Je dis foncé, je ne dis pas noir. Certains tableaux de Raphaël ont une teinte de cuivre rouge, ou même une couleur briquetée, qui est certainement un défaut. La Sainte Cécile ne va pas jusque-là, et si elle ne brille pas précisément par la légèreté et la transparence, un ton vif anime la scène et lui donne la chaleur de la vie. On n’y retrouve pas cet éclat et ces effets de clair-obscur qui jaillissent précisément du tableau bolonais; mais j’avoue que le coloris de Raphaël, quand il n’est ni ardoisé ni vineux, a pour moi une singulière puissance. Je parle de ce coloris ferme qu’il porte dans ses tableaux au ciel gros bleu, car il a deux bons coloris au moins, et celui par exemple de la Belle Jardinière n’est pas de la nuance de la Sainte Cécile. Je voudrais que les personnes versées dans le technique de la peinture nous expliquassent la différence des matériaux et des procédés qui permet à la même main des effets si différens.

Cinq personnages sont debout presque sur la même ligne. Sainte Cécile est au milieu, avec saint Jean et saint Augustin un peu en arrière, saint Paul et Marie-Madeleine un peu en avant. La sainte entend une musique céleste, et semble près de laisser tomber sur d’autres instrumens restés à terre un petit orgue qui pèse à ses mains. Ses yeux se lèvent, et elle aperçoit dans une vapeur éthérée les anges qui lui donnent ce divin concert. Ce qu’elle entend, ce qu’elle voit, elle est seule à le voir et à l’entendre. Les assistans ne sont que témoins de son extase, ils la comprennent, ils la partagent par l’esprit et par la foi; mais aucun n’a comme elle cette seconde vue de la poésie intérieure. Saint Jean seul s’émeut, parce que sa nature est sensible et tendre. Saint Augustin médite sur ce phénomène avec une sympathie philosophique. Saint Paul admire avec une satisfaction profonde cette puissance, effet nouveau de la foi. Si l’on y réfléchit, ce tableau est étrange et le sujet impossible. Cécile est encore sur la terre. Comment a-t-elle en plein air entassé sur le sol tous ces instrumens de musique, et d’où viennent tous ces saints, qui ne sont pas ses contemporains, et qui, hormis Paul et Jean, n’ont pu se connaître? Nouvelle preuve qu’un tableau ne doit nullement être raisonné comme une scène de drame, et que les grands peintres se préoccupent avant tout du but pittoresque. Et Marie-Madeleine, que fait-elle là? Toute la subtilité du monde ne lui trouverait rien dans la physionomie qui la rattache au sujet. Elle regarde hors du cadre, ses yeux sont fixes, son visage un peu