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humaine? L’adversité prolongée n’avait-elle rien pu sur lui? N’avait-elle usé en rien sa force d’impulsion et sa foi en lui-même? Tous les autres étaient-ils diminués, et lui seul invulnérable? Non, une pareille inégalité ne s’est pas vue sur la terre. Si les autres avaient perdu quelque chose, lui aussi avait été atteint au dedans, quoiqu’il fût plus habile à le cacher. Plus lent à se décider que dans les autres campagnes (car il avait appris que lui aussi ne pouvait se tromper impunément), il ne donnait presque plus rien à la bonne fortune. En pesant toutes choses, il laissait l’occasion passer. L’ordre arrivait plus tard; il eût fallu qu’il eût été déjà exécuté quand il était à peine donné. D’ailleurs Napoléon avait enseigné la guerre à ses ennemis. Il leur avait surtout appris l’audace. Celle de Blücher, malgré ses soixante-dix ans, fut incroyable. enfin on n’avait plus affaire aux armées d’Alvinzi et de Wurmser, qui se battaient seulement par métier. Les Prussiens montrèrent dans cette guerre une passion qui allait jusqu’à la fureur. Les nôtres furent ce qu’ils avaient toujours été : ce furent les anciens soldats vainqueurs dans cent batailles; mais l’ennemi était différent. La haine d’une servitude longtemps subie, le désir des représailles, donnaient aux armées étrangères la force d’un soulèvement national. Ces armées étaient peuples, et les peuples étaient devenus plus hostiles que les rois.

Telles sont, autant que j’ai pu les rechercher par un travail persévérant, les causes naturelles du désastre de Waterloo. J’y ai insisté, persuadé que, pour dominer de si grandes calamités, la première chose est de les comprendre. On n’y échappe qu’en les expliquant. Lorsqu’à la douleur publique se joint un reste de superstition antique pour la fatalité, la raison d’un peuple en demeure bouleversée; la défaite entre jusque dans le cœur; car le pire en de pareils maux sera toujours ce que l’imagination y ajoute de suppositions et de conjectures, mer sans fond où la pensée s’égare. Ramener les événemens à leur cause, substituer aux imaginations la raison, aux conjectures la certitude, c’est en quelque sorte borner l’adversité elle-même.


EDGAR QUINET.