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se croyait enveloppé. La poursuite fut acharnée jusqu’à Frasnes. Là les Prussiens crurent apercevoir un fort détachement de cavalerie française; ils s’en approchèrent : tout avait disparu. Le général Gneisenau, à la tête de ses escadrons, atteignit l’auberge qui porte encore, par une sorte de dérision de la fortune, cette enseigne : à l’Empereur. Il s’y arrêta et y attendit le jour.

Un peu auparavant, à une heure du matin, Napoléon avait mis pied à terre aux Quatre-Bras. Tout était horrible autour de lui, sur ce champ de bataille du 16. Les morts n’étaient pas encore enterrés; mais ils étaient dépouillés et nus. A la lueur de la lune, quarante mille hommes dispersés s’écoulaient à grands pas au milieu de ces cadavres de trois jours. C’est de ce lieu sinistre que Napoléon instruisit Grouchy du désastre de Waterloo. La nouvelle d’où dépendait le salut de tout un corps d’armée fut portée par un seul officier, qu’un accident pouvait facilement arrêter. On se fiait à lui du soin de tout raconter de vive voix. Le temps, le lieu, ne permettaient pas d’écrire. On dit qu’on fit chercher dans les ténèbres la division Girard, laissée en arrière à Ligny; mais elle aussi s’était dissipée sans qu’on sache comment. On ne put la trouver.

Une lieue avant Charleroi, Napoléon descendit de nouveau de cheval; il fit à pied le reste du chemin, accompagné du général Bertrand et de cinq ou six de ses officiers. Sur les bords de la Sambre, il trouva quelques cavaliers qui l’avaient précédé. Ayant traversé Charleroi sans y donner aucun ordre, il s’arrêta dans une prairie nommée Marcinelle, de l’autre côté de la ville. On lui fit en plein air un feu de broussailles et on lui apporta à boire[1]. Tandis que son cheval mangeait tout bridé, tant la hâte était grande, il s’approcha un instant d’un bivac et partagea la grossière nourriture d’un soldat, sur quoi il remarqua, dit-on[2], « combien il faut peu de choses à l’homme pour vivre : » philosophie tardive chez celui qui venait de jouer et de perdre en quatre jours l’empire du monde et la fortune de la France.

Vers six heures du matin, il repartit en voiture; après lui, l’armée, affamée, désespérée, entra dans Charleroi, et bientôt, comme il était arrivé dans les guerres précédentes, cette ville, où l’on croyait pouvoir respirer et se refaire, ne fut plus qu’un lieu d’horreur. Au milieu des approvisionnemens de toute sorte, on souffrait la disette. Le vin, l’eau-de-vie, coulaient dans les rues, et les soldats mouraient de faim et de soif à la porte des magasins; puis aucune disposition cette fois encore pour faciliter la retraite, — un seul pont, une

  1. Ces détails sont tirés de la relation de son guide.
  2. Mémorial de Sainte-Hélène.