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diamans. Ney arrive aussi près de ce même défilé. Il est encore à pied; mais un officier qui mérite que son nom soit conservé Schmidt, lui donne son cheval : l’ennemi ne se glorifiera pas d’avoir pris à Génappe le héros de la Moskova. Lobau est moins heureux ; il a tenté de former une arrière-garde et n’a pu y parvenir. Son cheval s’abat sous lui au milieu de la cohue. Il est enveloppé et pris; sans respect pour tant d’intrépidité et de persévérance, on lui arrache ses insignes et jusqu’au portrait de sa femme, caché sur sa poitrine.

Les Prussiens, arrivés sur les hauteurs, y établissent des batteries. Comme si la haine les éclairait, ils font pleuvoir à minuit dans ce gouffre une grêle de mitraille et d’obus sur la foule, que les ténèbres ne protègent pas, car elle se trahit par ses cris, ses gémissemens, ses imprécations, sans répondre par un seul coup de fusil. Les blessés qui ont pu se traîner à pied jusque-là succombent à cet endroit. Les voitures chargées des plus gravement atteints se renversent au bord du chemin ; il en sort des plaintes qui se perdent dans la détresse universelle. Quant aux hommes valides, le désespoir leur fait trouver des issues; mais dans ce chaos tout achève de se mêler. L’armée fugitive, débandée, méconnaissable, devient à elle-même la plus grande cause d’épouvante.

A minuit, Blücher arrive à Génappe; il s’y arrête, comme pour jouir pleinement du désastre. C’est de là qu’il date sa première dépêche aux souverains réunis à Heidelberg. Dans la maison où il plaça son quartier-général se trouvait le général Duhesme, qu’une grave blessure avait forcé de s’arrêter. Les Prussiens disent qu’il a été recueilli et soigné par leurs chirurgiens; les habitans affirment qu’étant sur la porte de la maison, il fut égorgé par des hussards, déjà mourant de sa blessure de Planchenoit. L’inscription de son tombeau, que j’ai vue à Huy, est moins explicite; on y lit : Atteint d’un coup mortel au champ d’honneur le 18 Juin, décédé le 20 à Génappe, soit qu’on ait ignoré la vérité, soit qu’on l’ait trouvée trop odieuse pour la consacrer sur un tombeau.

Au-delà de Génappe, un tambour prussien monte sur un des chevaux dételés de la voiture de l’empereur, et, battant la charge, il entraîne après lui les troupes prussiennes dans l’ivresse et l’orgie de la victoire. Les Français ne marchaient plus que par groupes de centaines d’hommes. A peine reprenaient-ils haleine dans un bivac, ils étaient forcés de le quitter. Il suffisait alors d’un bruit de trompettes ou de tambours pour disperser cette armée, deux jours auparavant invincible dans ces mêmes lieux, et ce qui faisait que l’on ne tentait nulle part de résister, c’était d’abord la nuit, qui grossissait partout l’ennemi, mais c’était surtout la persuasion que l’on ne pouvait rien contre l’universelle trahison dans laquelle on