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taille ; mais que pouvait ce corps de 2,000 hommes exténués, disséminés, surpris, devant le torrent d’ennemis qui se précipitaient des hauteurs? Ceux-ci devaient emporter l’obstacle par le poids seul de leur masse. Napoléon a reproché à la division Durutte de ne s’être pas crénelée dans Smohain; mais c’est encore aujourd’hui une question de savoir si ce village, vaillamment défendu par le prince de Saxe-Weimar, a été emporté et occupé plus de quelques instans par les soldats de Durutte. Puis l’étonnement, la stupeur s’y joignirent. On avait vu d’abord les nouveaux assaillans, trompés par l’uniforme bleu des troupes de Nassau, diriger leurs feux contre elles et les disperser à un quart de lieue; maintenant, revenus de leur méprise, c’est contre les nôtres que ces mêmes corps s’étaient retournés avec fureur. Un changement si imprévu déconcerta d’abord l’infanterie de Brue, de Marcognet, qui tenaient la droite, et pourtant les Prussiens rapportent que cette aile française ainsi surprise a fait plus de résistance que l’on n’a coutume de dire. Pendant une demi-heure, elle ferma aux nouveau-venus l’entrée du champ de bataille; elle disputa le débouché des fermes de Papelotte et de Smohain. Les Prussiens y furent arrêtés assez longtemps pour perdre 500 hommes. La division Durutte avait ainsi gardé le champ de bataille pendant la première attaque de la garde : le centre de d’Erlon avait même pu se retirer pendant quelque temps avec ordre; mais enfin la brèche avait été faite à l’extrémité de la ligne. Les 13,000 hommes de Ziethen, troupe fraîche, s’y étaient précipités, la cavalerie en tête. Ils avaient pénétré entre d’Erlon et Lobau, dans l’intérieur même de l’armée française. Ainsi écrasés de front, de flanc et à revers, il n’était pas besoin de la panique ou de la trahison pour que tout fût perdu. Le cri de sauve qui peut n’était pas nécessaire; d’ailleurs qui y aurait pris garde au milieu des feux croisés, des caissons renversés, des canons qui tiraient leur dernière charge, des bataillons épars, des escadrons serrés sous le poids desquels la terre tremblait? Jusqu’ici on n’a trouvé personne qui affirme l’avoir entendu. La force des choses, l’insurmontable nécessité, l’obstination ou l’aveuglement du chef dans une lutte devenue impossible, suffirent. Les armes, les corps, les régimens se mêlent. Cette magnifique armée n’était déjà plus, vers la Belle-Alliance, qu’une multitude confuse; mais la masse française était encore si épaisse que la cavalerie ennemie la refoulait au pas sans pouvoir y pénétrer ni l’entamer. La cavalerie prussienne marchait droit dans la direction de Rossomme; elle semblait portée sur les flots d’une mer houleuse. Le général Durutte se retira le dernier. Il se retourna un moment pour regarder l’ennemi. Des cavaliers prussiens se jettent sur lui, ils le sabrent au visage, ils lui abattent le poignet droit. Aveuglé par son sang et