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à un grand intervalle sur l’extrême droite, comme la garde consulaire au soir de Marengo. A l’abri de cette troupe d’élite, le corps de Lobau et la jeune garde reviennent à la charge. Les Prussiens sont débordés à leur tour; ils plient, leur artillerie s’éloigne.

Dans ce combat de plus en plus inégal, qui se prolongera jusqu’au soir, le poste de Planchenoit est un poste de sacrifice. Les troupes n’y sont point soutenues par les regards de toute l’armée comme sur le plateau; elles sont aux prises en quelque sorte à l’écart, dans un bas-fond où les colonnes ennemies affluent par torrens. Comme si toutes les formes du courage devaient être rassemblées dans cette journée, la cavalerie sur le plateau venait de montrer l’impétuosité indomptable, la joie guerrière, la témérité héroïque d’une troupe sûre de vaincre; maintenant le corps de Lobau et la garde montrent ce qu’il y a de plus austère dans le devoir militaire, la volonté stoïque de mourir à son poste, pour empêcher la destruction de l’armée et la captivité du chef. Le général Durrieu donne l’exemple de ce stoïcisme; blessé d’une balle à la cuisse, il reste tout sanglant à la tête de l’état-major.

À ce moment, Napoléon crut que cette inondation du champ de bataille par l’armée prussienne était à son terme. L’artillerie fit silence un moment; dans cet intervalle, on entendit pour la première fois très distinctement au loin le canon de Grouchy. Il était donc enfin aux prises avec ce qui restait des corps prussiens ; il les occupait. On pouvait dès lors tenir pour certain qu’après la retraite de Bulow il n’y avait plus rien à redouter de ce côté du champ de bataille. Ainsi c’est le moment de se retourner contre le centre anglais, de rallier, d’engager les réserves, d’achever enfin la victoire que cet incident de Bulow a tenue suspendue depuis quatre heures.

Outre la force d’espérance que Napoléon entretint jusqu’au dernier instant, il y avait une circonstance matérielle du champ de bataille qui explique comment l’illusion fut si tenace chez lui. Nous avons dit que des bois, des taillis épais, qui ont été coupés depuis, étendaient alors leurs fourrés sur sa droite. Ces bois empêchèrent de voir les noires colonnes de Ziethen, qui s’approchaient en silence; elles avaient déjà rallié à Ohain la cavalerie anglaise. Maintenant elles étaient à un quart de lieue du champ de bataille ; elles se pressaient d’arriver à travers les taillis par le plus court chemin, et personne dans l’armée française n’en soupçonnait encore l’existence. Les massifs d’arbres devaient couvrir jusqu’au dernier moment cette troisième armée. C’était comme une dernière embûche tendue par 30,000 hommes de troupes fraîches qui s’apprêtaient à s’élancer tête baissée hors des bois d’Ohain et de Frichermont.