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rie. En traversant ces défilés boisés, ces ravins marécageux de Lasnes à Planchenoit, on s’étonnait de ne trouver aucun obstacle. ; à chaque pas, les éclaireurs s’attendaient à une surprise. Les officiers, en se montrant le ruisseau de Lasnes, se disaient qu’il eut suffi de quelques bataillons français pour disputer longtemps le passage ; mais, ayant trouvé les chemins ouverts, tous doublèrent le pas : ils descendirent des hauteurs en amphithéâtre, d’où la bataille se montra à leurs yeux jusque dans ses moindres replis.

D’abord l’intention des généraux prussiens avait été d’attendre et de concentrer la masse de leurs troupes avant d’attaquer ; mais Blücher, qui marchait avec les colonnes de Bulow, vit du haut des collines de Maransart que la crise de la bataille approchait. Son impatience naturelle le conseilla trop bien. Il décida au premier coup d’œil qu’il fallait user de ce premier moment de surprise et se jeter tête baissée sur la droite française, sans lui laisser le temps de se reconnaître. Le danger déjà imminent où se trouvait l’armée anglaise ne souffrait pas un instant de retard. On apercevait distinctement les réserves de Napoléon sur les hauteurs de la Belle-Alliance ; plus loin, les charges de cavalerie sur le plateau attiraient tous les regards. Si l’infanterie de Lobau marchait en avant, si elle allait soutenir ces attaques, le dernier moment de l’armée du duc de Wellington était arrivé. Il fallait donc sur-le-champ attirer à soi et occuper cette infanterie de manière à l’empêcher de se raviser. Par ces raisons qui plaisaient à son impétuosité, Blücher fit commencer le feu à une grande distance sur la cavalerie Domon et Subervie ; il annonça ainsi son arrivée.

Ces premières salves de quarante, bientôt même de quatre-vingt-six pièces de canon, firent impression sur les deux armées aux prises. Les Anglais respirèrent, les Français s’étonnèrent ; mais, sûrs de la prévoyance de leur chef, ils n’éprouvèrent aucune crainte. Un peu après, la 15e et la 16e division de Bulow débouchèrent en rase campagne ; elles se dirigèrent sur le flanc droit de l’armée française.

Depuis trois heures que les Prussiens étaient en vue. Napoléon n’avait rien fait de ce que ceux-ci craignaient le plus. Il aurait pu, ou leur disputer les défilés, ou devancer leur arrivée et précipiter toutes ses réserves dans une attaque désespérée contre l’armée anglaise. Au lieu de cette résolution extrême, il avait pris un moyen terme : observer de loin les Prussiens, n’attaquer les Anglais qu’avec la moitié de ses forces, conserver l’autre moitié intacte. Sans doute il pensa que le moment n’était pas venu de recourir aux moyens suprêmes ; d’ailleurs il serait toujours à temps de renoncer aux règles de prudence pour chercher le salut dans la témérité et dans le désespoir.