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glais. Sept généraux sont blessés gravement, Lhéritier, Donop, Blancard, Picquet, Delort, Travers, Colbert. Personne n’a donné l’ordre de retraite, personne n’a fait sonner le ralliement. Les rangs diminués, éclaircis par la mitraille, par la fusillade et par le sabre, désunis par trois heures d’une lutte sans exemple, l’anéantissement des forces chez les hommes et plus encore chez les animaux, la nécessité qui met des bornes à tout, ont tenu lieu d’un ordre formel.

Cette cavalerie est redescendue lentement, en bon ordre, au pas, toute sanglante, toute déchirée, ayant laissé sur le terrain plus du tiers de ses soldats, et ceux qui restaient exténués, étonnés de faire un pas en arrière, les chevaux harassés, incapables d’obéir à l’éperon. A peine si les Anglais ont tenté de les suivre. Chez eux aussi, les forces humaines ont été outre-passées. Ils se bornent à revenir au bord de la position, où ils s’épaulent de la crête du plateau. Les carrés se rompent, ils rouvrent le feu. Les divisions en seconde ligne mettent l’arme au pied; elles se reposent.

La cavalerie française, si magnifique il y a peu d’heures, maintenant accablée, abîmée par sa propre victoire, se ramasse entre la Haie-Sainte et Hougoumont, dans le fond du bassin. Mutilée, elle prête le flanc aux batteries, qui ont rouvert leur feu sur sa tête et la prolongent en tous sens. Sans aucun abri sur ces pentes ouvertes, elle couvre du moins de sa masse le centre de l’armée française, qu’elle est incapable de protéger autrement qu’en recevant, sans les rendre, les coups de l’ennemi. Est-ce ainsi qu’elle doit périr, sans se venger, immobile, en bon ordre, à son rang de bataille? La moitié des escadrons ont mis pied à terre. Seul, sans officiers, Ney passe et repasse devant le front des régimens. Il les harangue sous une épaisse mitraille : « Français, ne bougeons pas! » Il ajoute d’une voix forte un mot que l’on n’entendait plus sur les champs de bataille : « C’est ici que sont les clés de nos libertés! »


III. — GROUCHY ENTEND LE CANON DE WATERLOO. — GÉRARD CONSEILLE DE MARCHER AU FEU. — POURQUOI CE CONSEIL EST REPOUSSÉ.

Comment les Prussiens ont-ils échappé à la poursuite du maréchal Grouchy et sont-ils arrivés sur le champ de bataille de Waterloo? C’est le moment de l’expliquer. Nous avons laissé Grouchy à Gembloux, toujours incertain de la direction prise par l’ennemi. A deux heures du matin, il reçoit de ses éclaireurs la nouvelle qu’un corps de Prussiens s’est dirigé par Sart-les-Walhain sur Wavre. Il en conclut que la pensée de Blücher pourrait bien être d’envoyer un fort détachement rejoindre Wellington; mais cette lueur ne fit que traverser son esprit. L’idée que le général prussien méditait un retour offensif sur les derrières de l’armée française par sa gauche