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Comme les escadrons français gravissaient la pente extérieure du plateau, l’artillerie française continua de suspendre son feu. Les flatteries anglaises redoublèrent le leur ; les cuirassiers marchaient en tête. Leurs casques, leurs cuirasses qui étincellent, les désignent de loin aux pointeurs et servent de point de mire. Les premiers rangs sont troués de part en part, avec un bruit sourd, par les boulets. Cette pluie de fer ne causa aucun ébranlement apparent dans les colonnes. Les Anglais auraient pu croire que le fer ne pouvait rien sur ces hommes de fer. Ils arrivent à la gueule des canons. L’effet de la décharge fut terrible ; mais la trompette sonne, les canonniers anglais s’enfuient et abandonnent leurs pièces : ils se jettent en arrière sous la protection des baïonnettes. Les cuirassiers couronnent la crête et s’élancent au galop par-delà le chemin creux. Ils échappent un moment à la vue des escadrons qui les suivent ; les lanciers et les chasseurs de la garde les rejoignent. Tous se trouvent bientôt sur le plateau. Dès leur premier élan, ils ont traversé la mitraille de soixante bouches à feu. Cette artillerie est en leur pouvoir ; mais on a vu les artilleurs en fuyant emmener avec eux les avant-trains. Ainsi on possède les pièces, et on ne peut les enlever. Si du moins on les renversait comme à la Moskova !

Sur le revers du plateau, un spectacle inattendu se présente. Au lieu d’une armée en retraite, toute l’infanterie anglaise est là ; elle semble enracinée dans le sol. Elle est formée sur quatre rangs, partagée en une multitude de carrés en échelons ; la plaine en est couverte. Sans parler de cette formation compacte, dont la force a déjà été éprouvée, ces carrés, ainsi disposés, se soutiennent mutuellement, comme les bastions, les forts avancés, les redans d’une vaste citadelle qui présente partout et dans tous les sens plusieurs fronts et plusieurs lignes convergentes. C’est un réseau de feux directs, obliques, croisés, qui gardent justement entre eux l’intervalle nécessaire pour que l’assaillant soit enveloppé de toutes parts et foudroyé à bout portant. C’est entre ces murailles d’hommes et dans ces défilés de baïonnettes et de feux de trois rangs qu’il faut se précipiter tête baissée. À l’angle de chacun des carrés, qui est le point faible, l’artillerie des divisions a été rassemblée ; elle vomit sa mitraille. Tout ce que Wellington a pu réunir de sa cavalerie est là aussi, prêt à se joindre aux deux autres armes. Du fond des ravins, l’infanterie française du 1er  et du 2e corps voit la cavalerie de Ney marcher au trot, sans pouvoir la suivre. Celle-ci s’avance seule, sans soutien. L’ennemi est immobile ; il attend.

Le sabre haut, les escadrons français se précipitent sur les carrés ; ceux-ci réservent leur feu, ils l’ouvrent à trente pas. On vit alors sur de plus grandes proportions ce que l’on avait vu l’avant-veille aux Quatre-Bras. Sous le feu croisé et compacte de l’infante-