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mal éphémère. M. Büchner, professeur à Tubingue, a, dans ses livres intitulés Force el Matière et Esprit et Nature, ramené le matérialisme moderne à l’antique théorie atomistique. « L’atome, ou la plus petite partie indivisible et fondamentale de la matière, est le dieu auquel toute existence, la plus infime comme la plus élevée, est redevable de l’existence. Existant de toute éternité, l’atome prend part, dans une évolution éternelle et sans trêve, aujourd’hui à cette formation, demain à cette autre, et il reste identique à lui-même au milieu de toutes ces transformations, toujours le même, immuable. Le même atome qui aida jadis à former la pierre, l’air, l’eau, forme aujourd’hui une partie de ton corps, et prendra peut-être part dans un moment au travail intellectuel le plus compliqué, pour quitter ensuite son théâtre d’activité, rentrer dans la circulation permanente de l’échange matériel et suivre les voies les plus diverses. Ne reconnais-tu pas ici quelque chose qui est partout condition et cause de toutes choses, sans quoi ni la forme, ni la pensée, ni le corps, ni l’esprit, ni en général aucune existence ne serait possible, et qui par conséquent, dans l’éternelle métamorphose de tous les phénomènes, est seule digne du nom de principe ? Cette chose unique est l’atome ou la substance ! »

Dans ce concert de voix qui célèbrent en Allemagne la substance matérielle se rencontrent toutefois des discordances : l’idéalisme conserve encore des adeptes et d’éloquens défenseurs. Je n’en voudrais d’autre preuve que la popularité posthume qui s’attache au nom et aux œuvres de Schopenhauer. Ce philosophe éminent, qui toute sa vie ne put briser le cercle d’indifférence et d’oubli où s’aigrissait son génie, trouve aujourd’hui des admirateurs passionnés. Il séduit par la profondeur et l’originalité des vues, par la vigueur de son style et jusque par cette tristesse amère et hautaine qui de l’idéalisme l’a poussé jusqu’au quiétisme ou plutôt jusqu’au nirvâna bouddhique. Schopenhauer débute par le scepticisme absolu de Kant et frappe de suspicion la réalité du monde extérieur et des apparences éphémère. Comment sort-il du doute ? Ce n’est pas à la façon de Descartes, en disant : « Je pense, donc je suis. » C’est en faisant appel à la volonté. Sa formule est : « Je suis, parce que je veux être. » La volonté est la force maîtresse du monde, consciente dans l’homme, inconsciente dans la nature ; c’est l’activité qui crée tous les phénomènes, aussi bien intellectuels que matériels. « Le corps, écrit Schopenhauer dans son principal ouvrage, intitulé le Monde en tant que volonté et représentation n’est pas autre chose que la volonté se traduisant visiblement, la volonté objectivée. » C’est par elle que s’explique notre foi à l’immortalité. Si nous ne voulions pas vivre demain, nous ne pourrions vivre aujourd’hui ; mais vouloir vivre demain, n’est-ce pas vouloir vivre toujours ?