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acheter des effets à cette pauvre petite. » Cela fait, il rentre paisiblement au logis, le cœur léger. Voyez plutôt.


« Godfrey reparut au salon avec de nouvelles chaussures, et, puisqu’il faut dire la vérité, avec un sentiment de soulagement et de joie contre la force duquel aucune pensée pénible ne pouvait lutter. Ne pourrait-il pas maintenant, chaque fois que l’occasion s’en présenterait, dire les choses les plus tendres à Nancy Lammeter, lui promettre et se promettre à lui-même d’être tout ce qu’elle pourrait désirer qu’il fût ? Il n’y avait point de danger que la morte fût reconnue. Et quant à leur acte de mariage, il était enseveli bien loin dans un registre que personne n’irait ouvrir. »


Accepterons-nous comme vraie cette horrible scène ? Quel homme est donc ce Godfrey ? Ici nous nous retrouvons en présence du système de George Eliot. Godfrey est aimé de Nancy, et pour que l’amour de celle-ci soit explicable, il faut que l’homme qui en est l’objet soit tout au moins bon et honnête ; mais prenons garde de lui accorder ces qualités à un trop haut degré : il tournerait au héros, il dépasserait cette commune mesure qui est, aux yeux de l’auteur, l’indispensable condition de la vérité. Un bon mouvement, un sentiment généreux, grandiraient trop Godfrey, et l’on nous répète à chaque instant que l’amant de Nancy est un homme comme les autres, qu’il a de bons instincts, mais qu’il a toutes les faiblesses de l’humanité. Un auteur est maître de donner à un personnage les vertus et les vices qu’il lui plaît, mais on a le droit de lui demander d’être conséquent avec lui-même.

Est-il possible de dire que la conduite de Godfrey soit en rapport avec le caractère que George Eliot lui attribue ? Les cœurs les plus durs se sentent fléchir devant la mort : quel est l’homme qui peut se défendre de toute émotion en présence du cadavre même d’un indifférent, même d’un inconnu ? Et Godfrey, qu’on nous dit faible et irrésolu, mais honnête et bon, contemplera froidement le cadavre de sa femme, et il ne lui échappera pas même une larme qu’il pourrait mettre, après tout, sur le compte de la compassion ? Dites-nous, si vous voulez, qu’au milieu de sa douleur et de ses remords il sent se glisser dans un des replis cachés de son cœur un furtif sentiment de délivrance ; dites-nous que, même en présence de la mort, il comprime faiblement le réveil soudain de ses espérances : nous admettrons ce combat d’impressions, ce mélange de bonnes et de mauvaises pensées, comme le lot de la triste humanité. C’est l’alliage que La Rochefoucauld et les moralistes de son école savent découvrir dans l’or des plus pures vertus ; mais nous ne saurions aller plus loin. Il n’est pas possible que, devant le corps inanimé d’une jeune et belle créature, d’une femme qu’il a aimée assez pour lui donner son nom au risque de ruiner son propre avenir, qu’il