Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/208

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’une folle passion, une fille d’auberge. Ce mariage, qu’il a tenu secret, menace de faire le malheur de sa vie. Non-seulement sa passion s’est éteinte, mais Godfrey aime maintenant Nancy Lammeter, que son père lui destine, et dont il se sait aimé. Il tremble continuellement que la découverte de son mariage ne lui coûte le cœur de Nancy et la succession de son père, car l’irascible vieillard ne manquera pas de le déshériter. Molly, la femme abandonnée, a juré de se venger ; elle a attendu le jour de Noël, parce qu’elle sait que ce jour-là un bal réunit chez le père de Godfrey tous les propriétaires des environs. C’est là, en présence de tous, qu’elle ira revendiquer ses droits. Elle se met donc en route à pied malgré la neige qui tombe, emportant avec elle sa petite fille ; mais la malheureuse, vaincue par une habitude funeste, a cherché dans l’ivresse la force d’accomplir son dessein. Tout près d’arriver, elle se sent défaillir, et quand elle veut se reposer, elle est vaincue par le froid et le sommeil, et s’endort pour ne plus se réveiller. La neige a cessé de tomber, et l’enfant, que Molly ne retient plus, est attiré par une lumière vers laquelle elle se dirige. Cette lumière est celle du foyer de Silas, et l’enfant entre pendant que le tisserand est cloué par la catalepsie près de sa porte entr’ouverte.

Cependant le bruit se répand dans le bal qu’une femme a été trouvée morte dans la neige, et qu’un petit enfant qu’elle avait avec elle a été recueilli par le tisserand. Godfrey Cass devine la vérité, et la première pensée qui traverse son esprit, c’est la crainte que sa femme ne soit pas morte. La remarque est horrible ; nous ne voulons pas cependant chicaner George Eliot sur ce point, quoiqu’il nous ait dépeint Godfrey comme un homme faible et indécis, mais honnête et bon. La mort de sa femme, c’est la fin de ses inquiétudes et de ses chagrins, c’est la possibilité d’épouser Nancy, et il a été tellement torturé, que le sentiment de la délivrance peut à la rigueur être le premier qui s’éveille en lui. Il veut savoir à quoi s’en tenir, il s’esquive, et, sans même songer à quitter ses souliers de bal, il accompagne le médecin chez Marner. Le mouvement est naturel et vrai ; nous en dirons autant du combat que se livrent dans l’esprit de Godfrey, pendant cette course à travers la neige, l’appréhension d’un devoir pénible, mais impérieux à remplir, et ses espérances amoureuses, qui renaissent invinciblement. Nous nous arrêtons là, et nous refusons de suivre George Eliot plus loin.

Quel spectacle nous donne-t-il en effet ? Les premières paroles du médecin ont rassuré Godfrey : Molly est bien morte. Godfrey se contente de jeter un regard sur le cadavre de sa femme, et quant à son enfant, qui est sur les genoux du tisserand, il se borne à glisser une demi-guinée dans la main de Silas, en lui disant que c’est « pour