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belles de la langue anglaise n’apparaissent plus qu’à de longs intervalles. L’observation elle-même dégénère et descend souvent jusqu’à la puérilité. Danse-t-on chez le seigneur du village, George Eliot ne se contente pas de montrer les villageois entassés aux portes du salon pour voir danser leurs supérieurs : il se croit obligé de rapporter la conversation de chaque groupe, les remarques auxquelles donnent lieu la toilette, la démarche et l’attitude de chacun des personnages principaux. Il y a de la vérité, dira-t-on, dans ces menus propos : est-ce ce genre de vérité qui peut intéresser le lecteur et qui doit préoccuper l’écrivain ? Les Anglais, il faut le reconnaître, se complaisent volontiers à ces peintures minutieuses ; il semble qu’il n’y ait point de détail assez petit, de circonstance assez insignifiante pour lasser leur patience. Certains critiques d’outre-Manche ont accordé aux scènes de cabaret qui se trouvent dans Silas Marner des éloges qu’il nous est impossible de ratifier. L’auteur réunit autour de la cheminée de l’Arc-en-Ciel une demi-douzaine de villageois dont pas un n’a la moindre part à l’action ; il décrit la façon dont chacun d’eux bourre sa pipe et boit sa bière ; il suppose entre eux une conversation pleine de banalités, telles que peuvent les échanger des gens ignorans et remplis de préjugés, et il s’astreint à reproduire jusqu’aux fautes de langue et aux vices de prononciation qui sont ordinaires aux paysans. Ce calque servile d’une réalité vulgaire n’est pas, à nos yeux, la vérité littéraire ; ce n’est qu’une faute de goût, et quand des hors-d’œuvre du genre de ces scènes d’auberge tiennent dans un livre une place démesurée, ils deviennent une tache, et ils appellent les rigueurs de la critique.

George Eliot a proclamé dans son premier roman qu’il réserve toute sa sympathie pour les déshérités de ce monde. On peut observer à cet égard, dans ses ouvrages, une progression digne de remarque. Adam Bede n’est qu’un ouvrier, mais ce n’est pas un ouvrier ordinaire. Par son habileté dans son état, son intelligence, son instruction, par la considération dont il jouit, il touche à la classe moyenne. Dans le Moulin de la Prairie, George Eliot a mis en scène de rudes et grossiers paysans, non-seulement sans la moindre instruction, mais sans intelligence et sans cœur. Cette fois il prend son héros plus bas encore et en quelque sorte au-dessous de l’humanité : Silas Marner est presque un idiot. C’est un pauvre ouvrier tisserand, d’un esprit borné et d’un cœur confiant, fervent adepte d’une de ces petites sectes qui fourmillent en Angleterre. Ses coreligionnaires l’ont en estime à cause de sa piété et de sa conduite exemplaires ; seulement ils ne s’expliquent point des accès de catalepsie, de longues absences auxquelles il est sujet, que les uns prennent pour une marque de la faveur divine et les autres pour le ré-