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C’est cette puissante unité qui manque à George Eliot : au lieu de présenter une trame unique et solide, chacun des livres de celui-ci a l’air d’un assemblage de chapitres cousus les uns au bout des autres. Cette défaillance d’un conteur si bien doué n’est que la conséquence de ses doctrines littéraires : elle est le résultat du faux système auquel il obéit. Si la reproduction minutieuse de la réalité est le véritable procédé de l’art, tous les détails ont une égale importance et tous méritent d’être traités avec le même soin. Ainsi fait George Eliot, qui consacre autant de pages à une conversation d’ivrognes dans un cabaret qu’aux événemens décisifs de son action. L’expérience enseigne pourtant qu’il est impossible de mettre toutes les figures et tous les épisodes également en relief sans détruire la subordination nécessaire des événemens ou des personnages entre eux, et sans faire disparaître toute impression d’ensemble.

Ce défaut de George Eliot devient plus sensible à chaque nouveau roman qui sort de sa plume, parce que les nécessités d’une composition trop rapide viennent encore aggraver une tendance qui aurait besoin d’être combattue. L’auteur ne pourrait suffire à la production excessive qu’il s’impose, s’il mûrissait un plan, tandis qu’en s’abandonnant à l’ingénieuse facilité de son pinceau, en multipliant les figures et les épisodes, il remplit aisément le cadre d’un roman ; mais tout ce qu’il accorde aux accessoires tourne au détriment de l’action principale et contribue à détruire l’effet du livre. Le personnage d’Adam Bede donnait une sorte d’unité au premier ouvrage de George Eliot : si l’honnête ouvrier aime inutilement une des deux héroïnes, il finit par être aimé de l’autre, et il sert de lien entre deux actions distinctes. Dans Silas Marner nous ne trouvons plus ni plan, ni intrigue d’aucune sorte, mais des scènes à peine rattachées les unes aux autres. Nous voilà bien loin des espérances que le premier roman de George Eliot avait fait concevoir, et le regret est accru par le nombre de pages agréables que contient encore cette œuvre si imparfaite. Le style de George Eliot est un peu alambiqué, comme il arrive infailliblement aux écrivains qui se piquent de pénétrer les plus secrets replis du cœur humain et de découvrir des nuances dans les sentimens les plus simples ; mais il est vif, spirituel et parsemé de hardiesses heureuses : il ne présente presque point de traces de ce pédantisme de pensée et d’expression, de cette pesanteur originelle qui sont chez la plupart des auteurs anglais un vice de naissance et comme un cachet de nationalité. On retrouve dans Silas Marner cette finesse d’observation toute féminine qui a trahi le sexe de l’auteur plus sûrement que les indiscrétions de ses amis ; mais ce talent d’analyse morale et cette vigueur de touche qui placent quelques pages d’Adam Bede au rang des plus