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vieilles connaissances, que j’avais d’abord vues en si mauvaise compagnie dans le rag and bottle shop ; depuis quelques jours, elles avaient été amenées par eau dans le paper mill. Après tout, le ragman avait raison, les chiffons ont leur dignité ; vous vous en apercevez bien vite au soin avec lequel on les traite sur ce nouveau théâtre de leur destinée commerciale. Ils ont été déjà séparés en différens tas, selon la qualité du papier qu’on veut en tirer ; mais ils vont encore subir entre les mains des coupeuses un triage plus sévère. Chaque ouvrière se tient debout devant une espèce de table dont la surface consiste en un grossier tissu de fil d’archal, et au centre de laquelle est fixée une lame tranchante, sorte de faux courte et très légèrement recourbée. Ce tissu de fils d’archal est un crible à travers lequel passent la poussière des chiffons, les épingles, les aiguilles et les autres matières étrangères à la fabrication du papier. Cette lame d’acier, qui tourne le dos à l’ouvrière, sert pour diviser et lacérer le chiffon, que la femme appuie sur le tranchant avec les mains, au risque, si elle est inhabile ou distraite, de s’abattre un doigt. Une bonne coupeuse doit avoir des qualités spéciales : il lui faut écarter les fils et détruire les coutures, qui, mêlées au tissu des étoffes, marqueraient des taches sur le papier, couper les chiffons en fragmens égaux qui ne dépassent pas quatre pouces carrés, et ranger ces mêmes fragmens, selon la qualité, dans les divers compartimens d’une boîte qui se trouve placée à la droite de l’ouvrière. Les meilleures mains (je me sers de l’expression anglaise) ne coupent guère plus de cent livres de chiffons dans une journée. Ces femmes gagnent depuis 3 jusqu’à 12 et 13 shillings par semaine. La plupart de celles que j’ai vues étaient jeunes, et quelques-unes auraient pu à la rigueur passer pour jolies, si elles n’avaient été en général très négligées dans leur habillement et dans leur chevelure couverte de poussière. Elles me rappelaient, je ne sais pourquoi, ces oliviers de la Provence, dont le feuillage serait agréable sans l’épaisse couche de poudre sèche et grisâtre qui les masque. Ce travail est presque le seul aujourd’hui dans les fabriques de papier qui se fasse à la main : encore a-t-on inventé dans ces derniers temps diverses machines pour couper le chiffon ; mais jusqu’ici ces machines, plus ou moins ingénieuses, ne se sont guère répandues. Il est difficile en effet de remplacer ici le coup d’œil, le choix et les autres qualités du travail humain. Quand les chiffons ont été coupés, on les jette dans le duster, machine destinée à les dépouiller de la poussière, et qui porte aussi le nom de diable (devil), sans doute parce qu’elle s’agite comme un diable dans un bénitier. Je me demandai pourquoi l’on ne commençait point par là : ce premier nettoyage délivrerait en effet les ouvrières d’un inconvénient grave et malsain. On m’expliqua qu’il y aurait perte de temps, une partie des pièces