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autrefois le berceau d’une industrie si répandue maintenant en Angleterre. La rivière dont je remontais le cours paisible et ombragé par des arbres, les uns droits, les autres penchant sur l’eau leur tête inégale, était la Darent. Elle prend sa source à plusieurs milles de là, dans Squirries-Park, au pied des dunes et sur les limites du Surrey, d’où elle s’avance vers Dartford en traversant Farningham et quelques autres villages. La destinée des rivières anglaises ne ressemble-t-elle point à la vie humaine ? D’abord faibles ruisseaux, elles courent paresseusement entre les herbes et décrivent mille détours furtifs comme des enfans qui font l’école buissonnière. Cependant elles grandissent et acquièrent des forces dont s’empare l’industrie : c’est l’âge de la jeunesse ; elles ont coulé jusqu’ici pour leur plaisir, elles vont couler pour les affaires. Il leur faudra désormais communiquer le mouvement aux moulins et aux nombreuses fabriques de toute sorte qui se groupent sur le passage. Ces petites rivières si laborieuses ont pourtant de distance en distance des intervalles de repos. La Darent, à l’endroit où je la vis, était dans une de ses heures de congé ; elle faisait nonchalamment la sieste sous un toit épais de verdure, réfléchissait ainsi que dans un songe la tête des arbres qui s’entre-croisaient à la surface, et semblait se recueillir comme pour reprendre ses forces, qui allaient être de nouveau troublées, et remises à l’épreuve par un moulin à papier. Comme je remontais toujours, j’entendis le bruit d’une grande roue en mouvement qui frappait l’eau : c’était une fabrique d’étoffes imprimées dont le maître m’apprit qu’il avait cru pendant un temps occuper l’emplacement du moulin à papier fondé par John Spielman, mais qu’un de ses voisins, le maître d’une fabrique de poudre à canon, prétendait avoir retrouvé dans ses titres de propriété la preuve que ce moulin avait existé sur ses terres. Les fabriques de poudre à canon sont très nombreuses dans ces parages ; aussi les Anglais ont-ils coutume de dire que la ville de Dartford, produisant de la poudre et du papier, est plus à même que toute autre de faire des cartouches. Cette manufacture, que je visitai, quoique noircie par la poussière du charbon et imprégnée d’une forte odeur de salpêtre, est évidemment toute moderne. Je pus donc me convaincre qu’il n’existait plus aucun vestige du premier moulin à papier bâti en Angleterre ; mais la situation assignée à ce moulin sur le bord de la Darent, dans un endroit où l’eau est limpide et vive, me paraît extrêmement vraisemblable. À mon retour dans la ville de Dartford, je demandai au sexton (sacristain) les clés de la vieille église, dont les pierres, mordues par le vent et la pluie, présentent un aspect de ruine. Là, je trouvai un monument beaucoup plus authentique du passage de sir John Spielman dans la ville de Dartford : c’était