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dans la même obscurité ; les plus grossiers sont même ceux dont l’industrie fait le plus de cas ; ils ont plus de corps, comme on dit dans le commerce, et fournissent une libre plus riche à la fabrication du papier. Quoique l’Angleterre tire en grande partie ses chiffons du continent, elle se plaint beaucoup de ce que le marché ne soit pas encore plus étendu. Jusqu’ici la France, la Belgique et l’Espagne lui sont à peu près fermées. Au nom des principes qui ont dicté le traité de commerce avec la France, elle réclame aujourd’hui la levée de cette prohibition, vivement défendue par les fabricans de papier français comme la vieille citadelle de leur industrie. Ailleurs, c’est-à-dire en Russie, en Prusse, en Autriche, dans les Pays-Bas, en Italie, en Portugal, le chiffon indigène est protégé. On entend par là que l’exportation se trouve frappée d’un droit de sortie qui varie selon les contrées. L’Angleterre revend une faible partie de ces chiffons étrangers à l’Amérique : elle retient l’autre partie, beaucoup plus considérable, pour la consommation particulière de ses fabriques de papier.

Au point de vue économique, le chiffon constitue un produit sui generis. Quelques négocians lui refusent même le nom de produit et l’ont dédaigneusement qualifié de rebut. On peut tout concilier en disant que c’est le produit de l’usure. Quoi qu’il en soit, cela seul lui crée une situation toute particulière dans l’histoire des industries sociales. Un grand nombre de personnes sont intéressées à accroître les matières premières sur lesquelles travaillent les fabriques, telles que le coton, la laine, la soie ; mais si nous faisons tous du chiffon, nous le faisons à regret. C’est un produit qui se développe en dépit du producteur, à peu près comme la mort se développe de la vie. Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère, répond le pauvre homme au chiffonnier qui lui demande sa blouse. Les rag and bottle shops auront beau dépenser leur éloquence et leur esprit, elles ne persuaderont jamais à une seule mère de famille de se séparer de ses vieilles toiles avant que celles-ci ne tombent en pièces. Il en résulte que les chances d’accroissement se trouvent beaucoup plus limitées pour le chiffon que pour toute autre matière servant de base aux arts utiles. Sur quoi donc s’appuient les espérances de ceux qui croient que l’offre augmentera en raison de la demande ? On a calculé qu’il y avait encore beaucoup de vieilles étoffes perdues, et que jusqu’ici la moitié seulement des familles anglaises vendaient leurs chiffons. Ainsi c’est sur le progrès de l’économie domestique, comme aussi sur le développement du bien-être et sur la fabrication à bon marché des étoffes de toile et de coton, que l’on compte pour venir en aide aux besoins toujours croissans des papeteries. Si bien fondées que puissent sembler ces conjectures, il est certain que dans l’état présent des choses le chiffon est cher, — plus cher dans la Grande--