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arrêté aux boutiques de chiffons, surtout à cause de leurs rapports avec la fabrication du papier ; mais au point de vue économique ces établissemens représentent encore une masse énorme de petites affaires dont la valeur finit par devenir très considérable.

De la boutique du rag and bottle man, les chiffons empilés dans des sacs passent entre les mains du marchand en gros qui les garde et les amasse pour les vendre ensuite aux fabriques de papier. On peut voir dans le même village de Deptford un de ces dépôts, vaste hangar couvert à l’intérieur de toiles d’araignées, et dont le toit, tremblant de vieillesse, s’appuie sur des murs nus et délabrés. Quoique rassemblés en Angleterre, tous les chiffons pourtant ne sont point anglais. La culture du grain dans le royaume-uni a beaucoup restreint depuis quelques années celle du lin et du chanvre ; les papeteries anglaises ont donc été obligées de tourner les yeux vers l’étranger pour se procurer la base ou la matière première de leur industrie. Le plus grand nombre des chiffons ont passé la mer. Quelques-uns arrivent de l’Inde et de l’Australie, il est vrai que l’Inde et l’Australie sont encore la Grande-Bretagne ; mais beaucoup sont originaires du continent. Ces derniers ont voyagé dans des sacs portant le nom des pays d’où ils viennent et sur des vaisseaux partis des bords de la Baltique ou de la Méditerranée, le plus souvent des ports de Brème et de Hambourg. Parmi les chiffons du nord de l’Europe, la plupart ont vu le jour dans les plaines de Marienbourg ou dans différentes provinces de l’Allemagne ; ils ont fait partie dans leur jeunesse de la toilette des femmes ; vieux et réduits à leur état présent, ils ont été recueillis par des Juifs qui parcourent villes et villages à la recherche de leur butin. Quelques-uns des fabricans de papier anglais ont même des agens à eux dans les provinces allemandes qui achètent à ces Juifs la récolte du jour ou de la semaine. Il s’est trouvé plus d’un poète d’outre-mer pour écrire les mémoires d’un chiffon anglais, ses changemens depuis le jour où il fut coupé dans un champ de lin par la faucille des moissonneuses jusqu’à celui où, converti en une toile fine et blanche, il se glissa tout fier et tout joyeux dans la corbeille d’une fiancée, puis les irréparables outrages du temps, qui enlève la fraîcheur aux lis et aux étoffes, enfin la sombre décadence de cet objet de toilette passant de main en main, d’humiliation en humiliation, jusqu’au moment où, épuisé de vieillesse, il se trouve jeté dans une corbeille et vendu au ragman. Venant de loin, les chiffons exotiques n’auraient-ils point encore bien d’autres histoires à nous raconter ? Ce morceau de toile blanche peut avoir été la chemise d’une princesse d’Orient ; ce fragment de toile bleue a été la blouse d’un paysan des bords du Rhin ou du Danube. Tous ces chiffons se trouvent aujourd’hui confondus