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il l’avait prévu, et sans m’adresser de vains reproches : « Tout ce que je te demande, me dit-il, c’est de ne point marcher sur mes brisées. Il faut que tout le monde vive : je ne chasserai point sur tes terres, ne chasse point sur les miennes. » Nous convînmes chacun du rayon que nous devions exploiter, et nous nous quittâmes après avoir bu de bon cœur un verre de wisky à notre prospérité mutuelle. Depuis ce jour-là, j’ai toujours vécu à la fortune du sac. Il y a de bons et de mauvais jours, car la chance est pour beaucoup dans notre commerce. Je n’ai point eu le bonheur de quelques-uns de mes camarades qui voyagent avec une charrette et un âne. Je vais à pied, mais. Dieu merci, les pieds sont bons, et je ne crains ni la fatigue, ni le vent, ni la pluie, ni la neige. Dans mes courses solitaires, j’ai contracté, comme la plupart des gens de mon métier, l’habitude de parler tout haut avec moi-même, ce qui me vaut quelquefois des bourrades et ce qui m’attire les pierres ou les plaisanteries des gamins ; mais il faut être philosophe. Le pire est que le monde devient trop éclairé ; autrefois les ménagères ne connaissaient point la valeur des chiffons, ni des autres objets qu’elles jetaient volontiers au tas. Aujourd’hui c’est tout le contraire ; les petites filles elles-mêmes vendent leurs chiffons et en veulent un prix fou pour acheter des poupées. »

On voit par le récit du ragman ambulant que le chiffonnier anglais diffère beaucoup du chiffonnier français. Ici les chiffons ne se trouvent point, ils s’achètent. Il y a bien, je l’avoue, de vieilles femmes qui se glissent mystérieusement, aux deux crépuscules du soir et du matin, dans les lanes désertes avec un tablier noué autour de la taille et relevé aux coins ; elles ramassent tout ce qui se rencontre sur leur chemin. En Écosse, elles ont même un crochet pour remuer les ordures ; mais ni en Écosse, ni en Angleterre, cette occupation ne mérite le nom de métier. Ces pauvres créatures semblent honteuses de ce qu’elles font, évitent le regard des passans et considèrent évidemment la récolte des chiffons, rag picking, comme une tâche ingrate et provisoire à laquelle les réduit la nécessité. Tout le monde pourtant n’a pas le droit d’acheter les objets de rebut. Une jeune fille irlandaise vint un jour frapper à ma porte avec une corbeille à la main, dans laquelle se trouvaient des vases en pâte de riz d’une forme assez élégante et des fleurs imitées avec de la cire. Je lui demandai le prix qu’elle voulait de ces articles de fantaisie. Cette question la fit rougir comme une mauvaise proposition. Elle m’expliqua qu’elle n’avait point de patente et qu’elle ne pouvait en conséquence recevoir d’argent. « Comment alors puis-je vous acheter ces vases ? lui demandai-je. — En me donnant, reprit-elle, vos vieux habits ou vos vieux chiffons. Accepter de l’argent m’expose-