Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/120

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le sergent sortit, et Hullin vida sa chope tout rêveur. — Père Wittmann, dit-il au bout d’un instant, et mon paquet ?

— Il est prêt, maître Jean-Claude.

Puis se penchant à la porte de la cuisine : — Grédel !… Grédel !… apporte le paquet de Hullin.

Une petite femme parut et déposa sur la table un rouleau de peaux de mouton. Jean-Claude y passa son bâton et le mit sur son épaule.

— Comment ! vous allez partir tout de suite ?

— Oui, Wittmann, les journées sont courtes, et les chemins difficiles par les bois après six heures ; il faut que j’arrive à temps…

— Alors bon voyage, maître Jean-Claude.


IV.

Tandis que Hullin apprenait le désastre de nos armées, et qu’il s’acheminait lentement, la tête basse, le front soucieux, vers le village des Charmes, tout suivait son train habituel à la ferme du Bois-de-Chênes. On ne songeait plus au récit bizarre d’Yégof, on ne pensait pas à la guerre : le vieux Duchêne menait ses bœufs à l’abreuvoir, le pâtre Robin retournait la litière du bétail, Annette et Jeanne écrémaient leurs pots de lait caillé. Catherine Lefèvre seule, sombre et silencieuse, songeait aux temps passés, tout en surveillant d’un visage impassible les allées et les venues de son monde. Elle était trop vieille, trop sérieuse, pour oublier d’un jour à l’autre ce qui l’avait si fortement agitée. La nuit venue, après le repas du soir, elle entra dans la salle voisine, où ses gens l’entendirent tirer le grand registre de l’armoire, et le déposer sur la table, pour régler ses comptes comme d’habitude. Du vivant même de Pierre Lefèvre son mari, elle avait la haute main sur toutes les affaires de la ferme.

On se mit aussitôt à charger la voiture de blé, de légumes et de volaille, car c’était le lendemain marché à Sarrebourg, et Duchêne devait partir au petit jour.

Représentez-vous la grande cuisine et tous ces braves gens en train de finir leur ouvrage avant d’aller se coucher : la grosse marmite noire, pleine de betteraves et de pommes de terre destinées au bétail, fumant sur un immense feu de sapin en tulipes pourpre et or ; les plats, les écuelles, les soupières étincelant comme des soleils sur l’étagère ; les bottes d’ail et d’oignons mordorés suspendues à la file aux poutres brunes du plafond, parmi les jambons et les quartiers de lard ; Jeanne, en cornette bleue et petite jupe coquelicot, remuant le contenu de la marmite de sa grande cuiller de bois ; les cages d’osier où caquettent les poules avec le grand coq roux, qui passe la tête à travers les barreaux et regarde la flamme d’un œil émerveillé, la crête sur l’oreille ; le dogue Michel, la tête