Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/118

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Alors il vit ?… Il se porte bien ?

— Mais oui, mon bourgeois. Après ça, depuis huit jours que j’ai quitté le régiment à Frédéricsthal, pour escorter ce convoi de blessés… Vous comprenez, cela chauffe… On ne peut répondre de rien… D’un moment à l’autre, chacun de nous peut recevoir son affaire… Mais il y a huit jours, à Frédéricsthal, le 12 décembre, Gaspard Lefèvre répondait encore à l’appel.

Jean-Claude respira. — Mais alors, sergent, faites-moi l’amitié de me dire pourquoi Gaspard n’a pas écrit au village depuis deux mois ?

Le vieux soldat sourit, ses petits yeux clignotèrent. — Ah çà ! mon bourgeois, croyez-vous par hasard qu’on n’ait rien de mieux à faire en route que d’écrire ?

— Non, j’ai servi, j’ai fait les campagnes de Sambre-et-Meuse, d’Égypte et d’Italie ; mais cela ne m’empêchait pas de donner de mes nouvelles.

— Un instant, camarade, interrompit le sergent, moi j’ai passé par l’Égypte et l’Italie comme vous… La campagne que nous venons de finir est tout à fait particulière.

— Elle a donc été bien rude ?

— Rude ?… c’est-à-dire qu’il faut avoir l’âme chevillée dans tous les membres pour ne pas y avoir laissé ses os. Tout était contre nous : la maladie, les traîtres, les paysans, les bourgeois, nos alliés, enfin tout ! De notre compagnie, au grand complet lorsque nous sommes partis de Phalsbourg le 21 janvier dernier, il n’est revenu que trente-deux hommes. Je crois que Gaspard Lefèvre est le seul conscrit qui reste… Ces pauvres conscrits ! ils se battaient bien ; mais ils n’avaient pas l’habitude de se serrer le ventre, ils fondaient comme du beurre dans la poêle.

Ce disant, le vieux sergent s’approcha du comptoir et prit son petit verre d’un seul coup : — À votre santé, mon bourgeois. Seriez-vous par hasard le père de Gaspard ?

— Non, je suis un parent.

— Eh bien ! on peut se vanter d’être solidement bâti dans votre famille. Quel homme à vingt ans ! Aussi, malgré tout, il a tenu bon, lui, pendant que les autres descendaient la garde par douzaines.

— Mais, reprit Hullin après un instant de silence, je ne vois pas encore ce qu’il y avait de si particulier dans la dernière campagne ; car nous aussi, nous avons eu des maladies, des traîtres…

— De particulier ! s’écria le sergent ; mais tout était particulier. Autrefois, si vous avez fait la guerre en Allemagne, vous devez vous rappeler qu’après une ou deux victoires c’était fini ; les gens vous recevaient bien ; on buvait du petit vin blanc, on mangeait