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nous faisait bonne mine ; mais depuis nos malheurs de Russie ça prend une vilaine tournure.

— Là, là, Catherine, comme votre tête s’emporte !… Vous voyez tout en noir.

— Oui, je vois tout en noir, et j’ai raison… Ce qui m’inquiète le plus, c’est de ne recevoir aucune nouvelle du dehors ; nous vivons ici comme dans un pays de sauvages, on ne sait rien de ce qui se passe… Les Autrichiens et les Cosaques nous tomberaient sur le dos du jour au lendemain, qu’on en serait tout surpris.

Hullin observait la vieille femme, dont le regard s’animait, et malgré lui il subissait l’influence des mêmes craintes. — Écoutez, Catherine, dit-il tout à coup ; lorsque vous parlerez d’une manière raisonnable, ce n’est pas moi qui viendrai vous contredire… Tout ce que vous dites maintenant est possible… Je n’y crois pas, mais il faut en avoir le cœur net… Je me proposais d’aller à Phalsbourg, dans la huitaine, acheter des peaux de mouton pour faire des garnitures de sabots : j’irai demain. À Phalsbourg, place forte et bureau de poste, on doit avoir des nouvelles sûres… Croirez-vous alors à celles que je vous rapporterai de là-bas ?

— Oui.

— C’est donc entendu… Je partirai demain de bonne heure… Il y a cinq lieues, vers six heures je serai de retour… Vous verrez, Catherine, que toutes vos idées tristes n’ont pas le sens commun.

— Je le souhaite, répondit la fermière en se levant, je le souhaite ! Vous m’avez un peu rassurée, Hullin… Maintenant je remonte à la ferme, et j’espère mieux dormir que la nuit dernière… Bonne nuit, Jean-Claude !


III.

Le lendemain, au petit jour, Hullin, revêtu de sa culotte de gros drap bleu des dimanches, de son ample veste de velours brun, de son gilet rouge à boutons de cuivre, et coiffé du large feutre montagnard, relevé en cocarde sur le devant de sa face vermeille, se mettait en route pour Phalsbourg, un grand bâton de cormier au poing.

Phalsbourg est une petite place forte à cheval sur la route impériale de Strasbourg à Paris ; elle commande la côte de Saverne, les défilés du Haut-Barr, de la Roche-Plate, de la Bonne-Fontaine et du Graufthal. Ses bastions, ses avancées et ses demi-lunes se découpent en zigzag sur un plateau rocheux : de loin on croirait pouvoir en franchir les murs d’une enjambée ; mais en arrivant on découvre le fossé large de cent pieds, profond de trente, et les sombres remparts taillés dans le roc en face. Sauf l’église, la maison commune, les deux portes de France et d’Allemagne en forme de mitre, les aiguilles des