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Ce qu’il disait, Jean-Claude, nous le voyions… Lui ne semblait pas faire attention à nous, il regardait les figures de la cheminée, la bouche béante ; mais au bout d’un instant, ayant baissé la tête et nous voyant tous attentifs, il se prit à rire d’un rire de fou, en criant : « Et vous autres, dans ces temps, vous croyiez être les seigneurs du pays, vous, hommes blonds, aux yeux bleus, à la chair blanche, nourris de lait et de fromage, et ne buvant le sang qu’en automne, aux grandes chasses… Vous vous croyiez les maîtres de la plaine et de la montagne, lorsque nous, les hommes roux aux yeux verts, venus de la mer,… — nous qui buvions le sang toujours et n’aimions que la bataille, — un beau matin nous sommes arrivés avec nos haches et nos épieux, en remontant la Sarre à l’ombre des vieux chênes !… Oh ! ce fut une rude guerre, et qui dura des semaines et des mois… Et la vieille… là, — dit-il en me montrant avec un sourire étrange, — la Margareth du clan des Kilbérix, cette vieille au nez crochu, dans ses palissades, au milieu de ses chiens et de ses guerriers, elle s’est défendue comme une louve ! Mais au bout de cinq lunes la faim arriva… Les portes des palissades s’ouvrirent pour la fuite, et nous, embusqués dans le ruisseau, nous avons tout massacré !… tout !… excepté les enfans et les belles jeunes filles !… La vieille seule, avec ses ongles et ses dents, se défendit la dernière. Et moi, Luitprandt, je lui fendis sa tête grise, et je pris son père, l’aveugle, le vieux des vieux, pour l’enchaîner à la porte de mon château-fort comme un chien. »

— Alors, Hullin, poursuivit la vieille fermière en courbant la tête, alors le fou se mit à chanter une longue chanson, la plainte du vieillard enchaîné à sa porte. Attendez que je me la rappelle… C’était triste,… triste comme un miserere ! Je ne puis me la rappeler, Jean-Claude ; mais il me semble encore l’entendre : elle nous faisait froid dans les os. Et comme il riait toujours, à la fin tous nos gens poussèrent un cri terrible ; la colère les prit tous à la fois. Le vieux Duchêne sauta sur le fou pour l’étrangler ; mais lui, plus fort qu’on ne pense, le repoussa, et, levant son bâton d’un air furieux, il nous dit : « À genoux, esclaves, à genoux ! Mes armées s’avancent… Entendez-vous ? la terre en tremble ! Ces châteaux, le Nideck, le Haut-Barr, le Dagsberg, le Turkestein, vous allez les rebâtir… À genoux ! »

— Je n’ai jamais vu de figure plus épouvantable que celle de ce Yégof en ce moment ; mais pour la seconde fois, voyant mes gens se jeter sur lui, il me fallut le défendre, — C’est un fou, leur dis-je ; n’avez-vous pas honte de croire aux paroles d’un fou ? Ils s’arrêtèrent à cause de moi ; mais moi, je ne pus fermer l’œil de la nuit. Ce que ce misérable m’avait dit me revenait d’heure en heure. Il me semblait entendre le chant du vieillard, l’aboiement de nos chiens et des bruits de bataille. Depuis longtemps je n’ai pas éprouvé de