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en murmurant : — Bah ! tout cela ne peut durer,… nous allons recevoir une lettre un de ces jours.

La vieille horloge se mit à tinter neuf heures, et comme Hullin reprenait sa besogne, la porte s’ouvrit, et Catherine Lefèvre, la vieille fermière du Bois-de-Chênes, parut sur le seuil à la grande stupéfaction du sabotier, car elle ne venait pas d’habitude à pareille heure.

Catherine Lefèvre pouvait avoir soixante ans, mais elle était encore droite et ferme comme à trente ; ses yeux gris clair, son nez crochu tenaient de l’oiseau de proie ; ses joues tirées et les coins de sa bouche abaissés par la réflexion avaient quelque chose de sombre et d’amer. Deux ou trois grosses mèches de cheveux d’un gris verdâtre tombaient le long de ses tempes ; une capuche brune rayée descendait de sa tête sur ses épaules et jusqu’au bas des coudes. En somme, sa physionomie annonçait un caractère ferme, tenace, et je ne sais quoi de grand et de triste, qui inspirait le respect et la crainte. — C’est vous, Catherine ? dit Hullin tout surpris.

— Oui, c’est moi, répondit la vieille fermière d’un ton calme. Je viens causer avec vous, Jean-Claude… Louise est sortie ?

— Elle fait la veillée chez Madeleine Rochart.

— C’est bien.

Alors Catherine rejeta sur son cou la capuche, et vint s’asseoir au coin de l’établi. Hullin la regardait fixement ; il lui trouvait quelque chose d’extraordinaire et de mystérieux qui le saisissait. — Que se passe-t-il donc ? dit-il en déposant son marteau.

Au lieu de répondre à cette question, la vieille, regardant vers la porte, sembla prêter l’oreille ; puis, n’entendant rien, elle reprit son expression méditative : — Le fou Yégof a passé la nuit dernière à la ferme, dit-elle.

— Il est aussi venu me voir cette après-midi.

— Oui, reprit la vieille à voix basse, il a passé la nuit chez nous, et hier soir, à cette heure,… dans la cuisine, devant tout le monde, cet homme, ce fou nous a raconté des choses épouvantables !

Elle se tut, et les coins de ses lèvres semblèrent s’abaisser davantage. — Des choses épouvantables ! murmura Hullin, de plus en plus étonné, — car il n’avait jamais vu la vieille fermière dans cet état. — Mais quoi donc, Catherine, dites,… quoi ?

— Des rêves que j’ai eus !

— Des rêves ?… Vous voulez rire de moi, sans doute !

— Non. — Puis, après un instant de silence, regardant Hullin ébahi, elle poursuivit lentement : — Hier soir donc, tous nos gens étaient réunis après souper dans la cuisine, sous le manteau de la cheminée ; la table restait encore là avec les écuelles vides, les assiettes et les cuillers. Yégof avait soupé avec nous, et il nous avait